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Armand David a eu l’occasion d’en acquérir la certitude, et il n’en faut pas plus, avec sa résolution habituelle et sa foi dans la Providence, pour lui donner confiance.

On approche du milieu du mois de mars, et c’est le moment de songer au départ. L’hiver de 1865 à 1866 se prolonge sans être aussi rigoureux qu’à l’ordinaire ; le dégel du Peï-ho s’est effectué dès la fin de février, mais la neige tombe encore sur les montagnes. Notre missionnaire, qui doit s’aventurer dans des lieux inconnus, a la joie de trouver, avec l’assentiment de ses supérieurs, un compagnon dans M. Louis Chevrier, frère coadjuteur de la congrégation des lazaristes ; il prendra pour guide l’homme qui, vingt-cinq ans auparavant, alla dans le Thibet avec MM. Hue et Gabet, le fameux Sambdatchiemda, que l’abbé, Hue a présenté à ses lecteurs dans le récit de son voyage. Avec un domestique chinois, le personnel de l’expédition sera complet. Le plus grand ennui provient de la nécessité de traîner un bagage un peu considérable. Pour séjourner dans une contrée froide et privée des ressources qui existent dans les pays civilisés, le naturaliste ne peut se dispenser d’emporter beaucoup d’objets. Après les vêtemens chauds et les couvertures destinées à servir de lit, afin de ne pas coucher sur la terre ou sur la brique nue, ce sont les ustensiles de chasse, les boîtes et les flacons pour conserver les animaux, les masses de papier pour mettre les plantes, sans compter le nécessaire ecclésiastique, que le bon prêtre ne saurait oublier. Certains voyageurs s’occuperaient d’une grosse affaire dont ne s’inquiète pas le père Armand David. « Quant à la nourriture, dit-il, je m’en rapporte aux Chinois ; je pense qu’avec un peu de bonne volonté un homme peut vivre partout où vit un autre homme, je ne me charge donc d’aucune provision de bouche. » Ceux qui, ayant visité la Chine, parlent avec horreur des mets les plus estimés en ce pays ne comprendront pas cette indifférence.

Le jour fixé pour le départ est venu ; c’est le 12 mars[1]. Sept heures du matin sonnent ; cinq mulets, le cou enguirlandé de clochettes à faire rêver de l’Espagne, arrivent devant la porte avec les conducteurs. Les pauvres bêtes n’ont rien de brillant ; mais elles sont robustes, et, pesamment chargées, elles feront 10 ou 12 lieues par jour. Trois porteront les bagages ; les deux préférées porteront les cavaliers. Il y a un instant d’émotion, le cœur est oppressé ; allant dans des régions lointaines que personne ne connaît, on craint de ne plus revoir les amis qui adressent des souhaits pour une heureuse campagne, on songe aux parens et à la patrie. Malgré tout, le pieux lazariste, animé d’une ferme résolution, est plein d’ardeur ; le temps rassérène l’âme, la matinée est belle, l’atmosphère presque

  1. Le père Armand David a tenu un journal quotidien pendant son voyage en Mongolie. C’est à cette source que nous puisons pour raconter cette campagne.