Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/373

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devait frapper un département qui pendant trois mois avait nourri 30,000 Allemands ! Je ne sais ce que cela est devenu, si l’on a payé en numéraire ou en nature, et si les grands crus de la Bourgogne, comme le bruit en a couru, ont servi de garantie. Le moyen d’opposer à ce brigandage une résistance efficace ? Le génie de la rapine était couronné par la victoire.

À l’instant même où je montais en voiture pour quitter cette ville tant éprouvée, je venais d’apercevoir le chef de la seconde occupation, le général de Manteuffel, entouré d’un brillant état-major ; il allait de l’hôtel de la préfecture à la place d’armes pour y passer une grande revue, et, tout en marchant, il considérait le vieux Palais-des-Ducs avec une extrême attention. Était-ce convoitise ? était-ce curiosité ? Si pénible que fût pour moi ce dernier coup d’œil, il se mêlait pourtant à cette amertume un sentiment viril et consolant qui saisissait l’âme, au milieu de ses tristesses, pour la raffermir et la relever vers l’espérance. Un séjour de quatre mois en pleine invasion m’avait du moins permis d’observer de près et d’étudier le cœur du peuple envahi. Là j’avais vu, à côté du spectacle navrant de la domination étrangère, la vigueur morale d’une population qui, sous la menace de l’occupant, sous l’insulte du bonheur implacable de l’ennemi, n’avait cessé de protester contre les échecs d’une guerre dont la France était innocente, et qui, tout en se résignant aux pertes matérielles de la défaite, en rejetait avec horreur l’outrage immérité. Là aussi, pendant les cinq semaines où la liberté nous fut rendue, j’avais été, comme tant d’autres, le témoin ému du dévoûment de la vaillante jeunesse accourue de tous les pointe Au territoire pour nous défendre. Combien de fois, dans les revues et les défilés de cette armée inexpérimentée, mais brave, n’avais-je pas entendu ce cri arraché à l’orgueil des spectateurs : « ah ! si le temps ne nous manquait pas ! »Le temps, de tous nos alliés le plus indispensable, et celui qui nous a le plus cruellement trahis ! Partout sur la route, aux stations nombreuses que nous imposait un dernier caprice des Allemands, je retrouvais la conscience profonde de la nécessité d’une paix immédiate, comme aussi une protestation indignée contre la fatalité, qu’on sentait inexorable. Cette révolte généreuse des âmes, cette vigueur morale, latente et invincible sous des ruines dont le fardeau ne suffisait pas à l’opprimer, ce principe de vitalité qui se dégageait du milieu de nos désastres retrempé en quelque sorte par cet apparent affaiblissement, ce sont là des signes qui doivent nous faire attendre un avenir meilleur pour le pays.

Charles Aubertin.