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contre nous. Or voici ce qui m’a paru, et je ne crois pas que mes impressions, ainsi expliquées, provoquent un sérieux démenti.

Ces Badois, qui tenaient garnison à Dijon, étaient nos ennemis sans nous haïr. Aucun sentiment bien vif de rancune, de vengeance ou d’ambition ne les excitait contre la France ; ils obéissaient à une consigne, nullement à une passion, encore moins à une idée. L’image de la grande Allemagne unie sous un sceptre prussien ne les obsédait pas, et, si elle leur venait à l’esprit, elle était loin de les transporter et de les séduire. La gloire du nouveau césar n’avait rien d’éblouissant pour eux ; celle dont on les flattait personnellement ne semblait pas les enfler d’orgueil. Quand ils allaient se battre, ils appelaient cela « travailler ; » c’était une tâche, ils s’en acquittaient en conscience, mais sans enthousiasme. J’oserais dire que chez quelques-uns, chez la plupart peut-être, le regret s’ajoutait à l’indifférence. En général, l’officier se montrait convenable envers l’habitant, pourvu surtout qu’on lui cédât la plus belle chambre de la maison, qu’il avait soin de réclamer ; le soldat au repos, s’il n’avait pas trop bu, était inoffensif. J’ai rarement entendu parler de conflits engagés entre les bourgeois et les Allemands, de vols graves commis, d’injures faites aux personnes ; j’ai eu quelquefois l’occasion de voir, lorsqu’une plainte arrivait, l’officier qui en était saisi se lever, boucler son ceinturon, prendre sa casquette, et, conduit par le plaignant ou la plaignante, infliger au coupable une punition militaire doublée d’un vigoureux soufflet.

Les Allemands, esprits méthodiques, très profonds dans l’art de vivre sur le sol d’autrui, avaient ingénieusement réparti les charges entre la ville et la campagne. La campagne, réquisitionnée, fournissait les vivres ; la ville était chargée de les faire cuire. Le citadin devait au soldat le logement, le bois, l’éclairage, les ustensiles de cuisine ; le paysan, lui, mettait la poule au pot. Ainsi réglées, les choses allaient leur train. De temps en temps, on cumulait les charges et on portait double fardeau ; c’étaient les jours fériés de l’occupant. Chaque maison, selon son importance, logeait de cinq à cinquante soldats, et veuillez réfléchir combien ces petites habitations de la province ressemblent peu aux casernes civiles qu’on appelle des maisons à Paris ! Sur la porte d’entrée, on lisait, marqué à la craie, le nombre des soldats logés avec le numéro du régiment et de la compagnie. Presque toutes les maisons, la nuit, étaient gardées par un factionnaire. Au mois de janvier, j’ai vu les turcos de l’armée de Bourbaki se garder de la sorte, bien qu’ils fussent en pays ami. Souvent, dans les longues soirées d’hiver, lorsque la neige forçait la guerre à chômer, les Badois, assis au foyer français et touchés du regret de leur foyer allemand, laissaient parler en eux la nature ; ils devenaient alors expansifs, débonnaires, gens d’hu-