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est mon paiement ; l’enfant voit quelquefois des larmes dans mes yeux, mais, comme je tousse beaucoup, je mets tout sur le compte d’un rhume que je n’ai pas.

Encore une fois, nous sommes au pays des légendes. J’aurais beau en fabriquer pour ma petite-fille, les gens d’ici en savent plus long. Ce sont les facteurs de la poste qui, après avoir distribué les choses imprimées, rapportent les on dit du bureau voisin. Ces on dit, passant de bouche en bouche, prennent des proportions fabuleuses. Un jour nous avons tué d’un seul coup trois cent mille Prussiens ; une autre fois le roi de Prusse est fait prisonnier ; mais la croyance la plus fantastique et la plus accréditée chez le paysan, c’est que son empereur a été trahi à Sedan par ses généraux, qui étaient tous républicains !

1er octobre 1870.

Je suis tout à fait malade, et mon bon Darchy arrive en prétendant comme toujours qu’il vient par hasard. Mes enfans l’ont averti, et, pour ne pas les contrarier, je feins d’être dupe. Au reste, sitôt que le médecin arrive, la peur des médicamens fait que je me porte bien. Il sait que je les crains et qu’ils me sont nuisibles. Il me parle régime, et je suis d’accord avec lui sur les soins très simples et très rationnels qu’on peut prendre de soi-même ; mais le moyen de penser à soi à toute heure dans le temps où nous sommes !

Nous faisons nos paquets. Léonie transporte toute sa maison à Boussac. Ce sera l’arrivée d’une smala.

Boussac, dimanche 2 octobre.

C’est une smala en effet. Sigismond nous attend les bras ouverts au seuil du château ; ce seuil est une toute petite porte ogivale, fleuronnée, qui ouvre l’accès du gigantesque manoir sur une place plantée d’arbres et des jardins abandonnés. Notre aimable hôte a travaillé activement et ingénieusement à nous recevoir. La sous-préfecture n’avait que trois lits, peu de linge et de la vaisselle cassée. Des personnes obligeantes ont prêté ou loué le nécessaire, nous apportons le reste. On prend possession de ce bizarre séjour, ruiné au dehors, rajeuni et comfortable au dedans.

Comfortable en apparence ! Il y a une belle salle à manger où l’on gèle faute de feu, un vaste salon assez bien meublé où l’on grelotte au coin du feu, des chambres immenses qui ont bon air, mais où mugissent les quatre vents du ciel. Toutes les cheminées fument. On est très sensible aux premiers froids du soir après ces journées de soleil, et nous disons du mal des châtelains du temps passé, qui amoncelaient tant de pierres pour être si mal abrités ; mais on n’a