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et la joie de leur prospérité, appliquées aux arts féconds de la paix, livrées aux plus nobles activités et aux plus légitimes entraînemens de la civilisation moderne ? Des routes désertes, des villages qu’on eût dits inhabités, des villes muettes et comme engourdies dans leur effroi prêtant l’oreille au galop lointain des coureurs ennemis lancés à l’avant-garde du pillage réquisitionnaire, par-dessus tout cela, le voile gris d’un ciel d’hiver couvrant la plaine vide et les vignes dépouillées, — tel est l’aspect qui me frappait à mesure que je m’engageais dans la contrée méridionale du département. Beaune et Nuits, qui se sont ranimées et réconfortées un peu plus tard, étaient alors sous l’impression toute vive de la prise de Dijon et dans la première terreur de l’abandon où l’armée de l’est les avait laissées. Figurez-vous un peuple de patiens qui attend l’heure du supplice.

L’Allemagne enfin m’apparut, à 6 kilomètres au sud de Dijon, sous la figure de deux dragons badois. Couverts de longs manteaux noirs, ils se tenaient en vedette, à cheval, aux deux côtés de la route, dans le fossé ; l’un avait l’œil sur la côte, épiant l’éclair suspect de la carabine des francs-tireurs, l’autre surveillait le chemin de fer silencieux et le canal immobile. 100 mètres plus loin, je rencontrai un poste commandé par un officier. Ce poste avancé, qui couvrait la ville et la banlieue, s’était établi dans un grand café flanqué d’un groupe de maisons isolées. Je reconnus ce lieu, rendez-vous autrefois très fréquenté des amateurs de pèlerinages gastronomiques ; je l’avais plus d’une fois remarqué quand j’habitais la Bourgogne. C’était un de ces édifices demi-manans, demi-bourgeois, où des artistes de village, désireux de s’illustrer, se sont livrés à des dépenses immodérées de peinture et d’architecture, — un de ces cabarets ambitieux qui aspirent à sortir de leur condition. Les fresques de la façade, traduisant les vers de Béranger, étalaient une apothéose de Napoléon le Grand. La pluie, la poussière du chemin, l’injure du temps, avaient singulièrement détrempé et brouillé ce badigeonnage historique admiré jadis des campagnards, et dont les restes exerçaient encore la sagacité du bivac allemand, — symbole expressif, trop véritable image de la légende napoléonienne en 1870. À 500 mètres de là, en pleine côte, au fond d’un bouquet de bois qui domine le joli village de Fixin, il y a un autre emblème plus robuste de l’ancienne popularité de Napoléon Ier ; c’est une statue en bronze, chef-d’œuvre de Rude, posée dans les jardins d’un vieux soldat de l’île d’Elbe. L’homme de Sainte-Hélène expirant est couché à terre, enveloppé de son manteau impérial ; sa figure, dont l’expression change avec le point de vue, est d’une remarquable beauté. Napoléon III en 1851 vint méditer là son fameux discours de Dijon et son coup d’état. — Il était huit heures du matin. L’officier, chaudement vêtu d’une vaste houppelande ger-