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I.

Il y avait huit jours que les Allemands, maîtres de Dijon, se répandaient dans la Côte-d’Or, lorsque, parti du nord et traversant l’ouest et le centre, j’arrivai à Beaune et à Nuits au commencement de novembre, et me décidai à franchir l’extrême limite où s’arrêtaient de ce côté et devaient s’arrêter longtemps encore les progrès de l’invasion. Sur la route fort longue que je venais de parcourir, depuis Douai, Amiens et Rouen jusqu’aux avant-postes français de Chagny en Saône-et-Loire, au milieu de pays déjà entamés et frémissans sous la menace d’un entier ravage, plus d’un indice significatif avait frappé mes regards. Partout s’organisaient en silence des forces nouvelles et redoutables que l’ennemi feignait de ne pas voir, dont il niait avec affectation l’existence, qu’il n’a pas toujours connues en effet, et dont il a senti brusquement les coups quelques semaines plus tard. Dans le nord, l’armée future du général Faidherbe n’était encore qu’un solide noyau, agrandi chaque jour et fortifié par l’activité expérimentée du général Bourbaki. Dans l’est, le corps de Cambriels, replié sous Lyon et Besançon, y constituait, grâce à de rapides renforts, un pivot d’opérations ultérieures sur lequel a tourné, à la fin de décembre, la manœuvre hardie et mal exécutée qui a jeté 100,000 hommes de l’armée de la Loire sur la ligne de retraite de l’ennemi, a failli délivrer Belfort, et a fait trembler pendant quinze jours le grand-duché de Bade. Nos plus brillantes espérances étaient à l’ouest. Elles devaient nous flatter un instant par un beau succès, pour nous accabler ensuite de déceptions cruelles. L’armée du général d’Aurelle de Paladines, nombreuse, bien pourvue, formée de nos meilleurs débris, achevait de se concentrer, et prononçait sur Orléans un mouvement vigoureux et bien concerté qui a réussi.

Évidemment la guerre allait prendre une face nouvelle. On sortait enfin de l’état humiliant et désespéré où nous étions tombés après le désastre de Sedan, lorsque la puissance militaire de la France semblait évanouie, et que l’insolente promenade de l’ennemi rencontrait à peine, pour arrêter ses libres déprédations, quelques poignées de francs-tireurs, des mobiles sans discipline, des paysans soulevés, des gardes nationaux désarmés, c’est-à-dire les forces rudimentaires d’un peuple en enfance ou les dernières ressources d’un peuple expirant. Comme un homme renversé par un coup terrible et imprévu, notre pays, un moment étourdi sous le choc et noyé dans sa blessure, se relevait par degrés, et ramassait, pour continuer la lutte, un reste d’énergie. Des profondeurs de la France sortait un million d’hommes prêts à se jeter dans le gouffre béant,