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ensemble des êtres. Il établit entre eux une continuité semblable à celle des séries de l’algèbre supérieure. Il ordonne les forces et les qualités dans une progression continue et hiérarchique dont la raison virtuelle est la perfection, en ce sens que les êtres s’élèvent d’autant plus dans la série qu’ils se rapprochent davantage des conditions de ce qui est parfait : l’intelligence. Cet ordre est si lumineux que Gerhardt a renouvelé magnifiquement la chimie contemporaine en y introduisant la notion de série. Les rapports vrais et les caractères réels des corps ont été par là déterminés avec une précision nouvelle. Cette conception s’impose avec tant de force à l’esprit du savant qu’il a une tendance aussi spontanée qu’irrésistible à remplir les vides qu’il remarque dans la série, à imaginer pour cela des espèces rationnellement possibles. De la sorte, il prévoit d’avance l’existence de tel être inconnu dans la réalité, comme il prévoit d’après les lois de la mécanique céleste l’existence d’une planète qui n’a pas encore été observée. Cette doctrine que Leibniz avait déduite du principe de continuité et de celui de la raison suffisante a été d’une incontestable fécondité dans les sciences. En voici un récent exemple tiré de la chimie : « La synthèse des corps gras neutres, dit M. Berthelot, ne permet pas seulement de former artificiellement les quinze ou vingt corps gras naturels connus jusque-là, mais elle permet encore de prévoir la formation de plusieurs centaines de millions de corps gras analogues… Tout corps, tout phénomène, représente pour ainsi dire un anneau compris dans une chaîne plus étendue de corps, de phénomènes analogues et corrélatifs… Nous pouvons prétendre sans sortir du cercle des espérances légitimes à concevoir les types généraux de toutes les substances possibles et à les réaliser[1]. »

Un autre concept général est justement celui du type. On ne saurait mieux définir le type que par la vieille expression d’être de raison. En effet, c’est une collection d’élémens qui se soutiennent dans une disposition harmonique, de façon à former un tout conçu par la raison comme pariait. Cet être idéal et rationnel, répondant à certaines conditions de fixité, de nécessité et de généralité, devient un modèle, un exemplaire auquel l’esprit rapporte et compare les êtres existant hors de lui-même. L’esprit a ainsi le pouvoir d’abstraire de la réalité des conditions qu’il associe dans un ordre plus pur, plus clair et plus vrai en somme que celui qui se manifeste extérieurement. On peut ajouter que la création des types est chez lui un impérieux besoin ; il le montre dans les sciences aussi bien que dans la littérature et les beaux-arts. Il ne saisit la réalité qu’en la ramenant à des idées, c’est-à-dire à des ensembles où le rapport

  1. Chimie organique 1860, t. II, p. 809 et suiv.