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que dans les creux abrités. Peut-être aussi l’eau devient-elle malfaisante, tous mes amis me trahissent, car j’aime l’eau avec passion, et le vin me répugne.

Nous lisons tout au long la relation de Jules Favre, son entrevue avec M. de Bismarck. C’est une belle page d’histoire ; c’est grand, c’est ému ; puis le talent du narrateur aide à la conviction. Bien dire, c’est bien sentir. Il n’y a donc pas de paix possible. Une voix forte crie dans le haut de l’âme : « il faut vaincre ; » une voix dolente gémit au fond du cœur : « il faut mourir ! »

30 septembre.

Les enfans nous forcent à paraître tranquilles. Ils jouent et rient autour de nous. Aurore vient prendre sa leçon, et pour récompense elle veut que je lui raconte des histoires de fées. Elle n’y croit pas, les enfans de ce temps-ci ne sont dupes de rien ; mais elle a le goût littéraire, et l’invention la passionne. Je suis donc condamnée à composer pour elle chaque jour pendant une heure ou deux les romans les plus inattendus et les moins digérés. Dieu sait si je suis en veine ! L’imagination est morte en moi, et l’enfant est là qui questionne, exige, réveille la défunte à coups d’épingle. L’amusement de nos jours paisibles me devient un martyre. Tout est douleur à présent, même ce délicieux tête-à-tête avec l’enfance qui retrempe et rajeunit la vieillesse. N’importe, je ne veux pas que la bien-aimée soit triste, ou que, livrée à elle-même, elle pense plus que son âge ne doit penser. Je me fais aider un peu par elle en lui demandant ce qu’elle voit dans ce pays de rochers et de ravins, qui ressemble si peu à ce qu’elle a vu jusqu’à présent. Elle y place des fées, des enfans qui voyagent sous la protection des bons esprits, des animaux qui parlent, des génies qui aiment les animaux et les enfans. Il faut alors raconter comme quoi le loup n’a pas mangé l’agneau qui suivait la petite fille, parce qu’une fée très blonde est venue enchaîner le loup avec un de ses cheveux qu’il n’a jamais pu briser. Une autre fois il faut raconter comment la petite fille a dû monter tout en haut de la montagne pour secourir une fourmi blanche qui lui était apparue en rêve, et qui lui avait fait jurer de venir la sauver du bec d’une hirondelle rouge fort méchante. Il faut que le voyage soit long et circonstancié, qu’il y ait beaucoup de descriptions de plantes et de cailloux. On demande aussi du comique. Les nains de la caverne doivent être fort drôles. Heureusement l’avide écouteuse se contente de peu. Il suffit que les nains soient tous borgnes de l’œil droit comme les calenders des Mille et une Nuits, ou que les sauterelles de la lande soient toutes boiteuses de la jambe gauche, pour que l’on rie aux éclats. Ce beau rire sonore et frais