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a plus deux mondes distincts, celui de la nature et celui de l’esprit. Les substances spirituelles font partie de la même, série que les corporelles. Il n’y a des unes aux autres que des différences de degré.

Le principe de la raison suffisante nous découvre l’économie stricte des choses. Rien ne se fait sans raison dans la nature ; mais elle ne prodigue pas les raisons. Elle choisit toujours les voies les plus courtes. Magnifique dans les effets, ménagère dans les causes, elle produit le maximum de travail avec le minimum de force. Les raisons du monde, d’après Leibniz, sont cachées dans quelque chose d’extra-mondain différent de l’enchaînement des états, de la série des substances dont l’agrégat constitue le monde. Il faut donc passer de la nécessité physique ou hypothétique, qui détermine l’état postérieur du monde suivant un état intérieur, à la nécessité absolue ou métaphysique, dont on ne puisse pas rendre raison, et cette dernière raison est celle de toutes les autres. Comme l’a dit un savant interprète de la doctrine de Leibniz[1], la pensée, la volonté, sont au fond de tout ; les phénomènes à tous leurs degrés n’apparaissent en somme que comme autant de réfractions dans des milieux diversement troubles de l’unique et universelle lumière : lumière qui brille surtout dans notre âme, puisque celle-ci est le foyer où se concentrent les rayons partout dispersés de cet éclat diffus. D’action en action, de puissance en puissance, il nous faut remonter ainsi jusqu’à une puissance qui se suffise enfin à elle seule, c’est-à-dire à une parfaite spontanéité.

Dans le temps comme dans l’espace, toutes choses sont donc soumises à une loi d’inflexibilité solidarité. Cette idée de voir l’univers dans le microcosme, de considérer l’infiniment grand dans l’infiniment petit, les monades agissant les unes sur les autres, chaque partie portant l’empreinte de l’absolu qui éclate dans le tout, et ce tout s’acheminant, dans une synergie grandiose, vers un but dont notre intelligence n’a peut-être qu’une obscure vision, mais dont elle a le vif sentiment, — cette idée est la gloire de Leibniz. C’est le déterminisme dans sa plénitude compréhensive. Descartes, lui aussi, avait conçu le monde conformément à des lois supérieures ; seulement il avait enfermé ces lois dans les limites du mécanisme. Leibniz agrandit la sphère, et par-delà le mécanisme il observe l’énergie, la vie, l’amour, le bien ; il contemple le vrai Dieu dans sa magnificence. Le Dieu de Descartes est nombre et force ; celui de Leibniz est vie et beauté. Tout s’épanche et rayonne de son sein en fulgurations éternelles, comme les pensées émanent de notre propre substance.

  1. M. Ravaison, Philosophie en France au dix-neuvième siècle.