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I.

Nos sens sont frappés par une infinité de phénomènes emmêlés et enchevêtrés, notre esprit est un mobile océan sans bornes, tout plein d’impressions, de pensées et de désirs. Par quel moyen arrivons-nous à concevoir quelque chose de simple, de distinct, dans cette immensité confuse ? Par une incessante réflexion de l’extérieur sur nous-mêmes et de nous-mêmes sur l’extérieur. Nous séparons d’abord le moi du non-moi, et cette opération nous fait apercevoir une différence profonde entre ces deux termes, le non-moi, l’extérieur, nous montre immédiatement, au point de vue le plus général des mouvemens et des figures, quelque chose de purement géométrique ; mais nous y découvrons aussi un autre élément plus caché, que Leibniz considère excellemment : c’est la résistance, le ressort, la force intime et latente. Au fond des apparences phénoménales, que Descartes ramène à des points dits matériels et à du mouvement, le philosophe de Hanovre signale une notion bien différente, celle « de la force non-moi, » comme s’exprime Maine de Biran, en vertu de laquelle l’objet extérieur résiste à l’effort voulu, le limite, le détermine, et réagit contre notre propre force autant que celle-ci agit pour le surmonter. Soit que cette résistance se manifeste directement dans l’aperception immédiate de l’effort que le moi exerce hors de lui, soit que l’esprit l’induise d’un autre sentiment, cette force est en définitive conçue à l’instar du moi, comme une catégorie pure et absolue, sans forme sensible. Cette force active, selon Leibniz, diffère de la puissance nue familière à l’école, en ce que la puissance active, ou faculté des scolastiques, n’est autre que la possibilité prochaine d’agir, qui a encore besoin, pour passer à l’acte, d’une impulsion étrangère ; mais la force active comprend une sorte d’entéléchie qui tient le milieu entre le pouvoir d’agir et l’action elle-même, et opère aussitôt que l’obstacle est supprimé. C’est ce que rend très sensible l’exemple d’un poids tendant la corde qui le soutient ou d’un arc bandé. D’autre part, on ne saurait assigner en quoi un corps en mouvement diffère, en chacun des lieux qu’il occupe, de ce qu’il est au repos, si l’on n’ajoute qu’en chacun de ces lieux il tend à aller plus loin.

L’esprit perçoit ainsi, par le moyen de l’abstraction métaphysique, les capacités primitives d’activité, les entéléchies, les puissances qui donnent à la substance ses caractères dynamiques. Leibniz regarde ces capacités, qu’il appelle aussi des monades, comme les principes réels et absolus dont la somme est toujours égale dans la nature, tandis que celle du mouvement y varie. Toute phénoménalité se résout dans ces unités substantielles dont le