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nouveau qui lève bien des difficultés, de l’aveu des savans et des métaphysiciens tout ensemble. Et cette conformité entre les maximes de Leibniz et les résultats de l’investigation la plus récente n’existe pas seulement dans la philosophie générale de la nature, elle s’étend aux sciences particulières, où l’on rencontre souvent la réalisation des conjectures de l’auteur des Nouveaux Essais. Ces sciences arrivent ainsi par une voie lente à reconnaître les vérités que le penseur saisissait dans une opération rapide. On n’en est que plus surpris du spectacle de ce hardi génie, qui, comme s’il était entré dans la confidence de l’absolu, pénètre avec tant de spontanéité dans la connaissance des ressorts cachés du monde.

L’esprit de Leibniz ne comportait en effet ni la précision géométrique, ni la persévérance rigide de celui de Descartes. Toutes les idées de Descartes sont méthodiquement déduites, tous ses systèmes sont sévèrement ordonnés ; il a le respect de la ligne exacte et du dessin pur. Leibniz a les allures d’un coloriste ; il procède sans règle, sans discipline, sans suite, presque par saillies, énonçant ses idées çà et là au gré de sa fantaisie, au fur et à mesure que la méditation et l’élan intuitif les lui suggèrent. Constamment diverti d’une pensée à l’autre, il se répand sur les sujets variés qui l’attirent, au lieu de disposer ses conceptions dans un régulier ensemble. La philosophie paraît être pour lui l’opposé des fastidieuses recherches d’érudition auxquelles il donne une attention soutenue, et des polémiques où il déploie une activité prodigieuse. Il aime l’action et le commerce de la société. Il veut être homme d’état. S’il se livre à la métaphysique, il traite avec aisance, mais en quelque sorte à la dérobée, les questions les plus complexes et les résout dans de profondes sentences. Aussi bien ce n’est pas la grande affaire de sa vie, c’en est le noble divertissement. Au fond, Descartes et lui ne sont pas moins opposés. Ils ne s’entendent ni sur les méthodes, ni sur les conclusions. Ils diffèrent sur les causes premières, sur les causes finales, sur l’homme, sur le monde, sur l’âme, sur Dieu. Le démon de la géométrie, qu’on accuse d’avoir été le mauvais génie de Descartes, n’a jamais tourmenté Leibniz ; sa philosophie n’en procède point. N’importe, cette philosophie est un astre qui après une longue éclipse se lève de nouveau et nous éclaire. A sa lumière et peut-être à leur propre insu, les sciences acquièrent une puissance inattendue et se fortifient de salutaires inspirations. Quelque temps qu’en doive durer la révolution, il aura, en parcourant son orbe, dirigé les travaux les plus féconds. C’est ce que nous proposons de montrer ; mais d’abord il faut rappeler les principes fondamentaux de la métaphysique de Leibniz et l’ensemble trop peu connu de ses doctrines scientifiques.