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république ! Ils livrent leur chef, qui est entraîné hors de la caserne et mis dans un fiacre. Vers onze heures du soir, la voiture se met en marche, escortée par la garde nationale et par une foule immense qui grossit à chaque pas et qui crie : À bas le traître, le Prussien, le lâche, à l’eau, au Rhône, qu’on le fusille, à l’abattoir ! La voiture échappa ; malgré ces sauvages provocations, elle atteignit la préfecture. La foule invoquait à grands cris la présence du préfet au balcon ; il eut le bon goût de ne pas se montrer et d’envoyer seulement un de ses employés déclarer que « l’ex-général » Mazure était prisonnier, qu’une enquête allait s’ouvrir, et qu’il serait fait bonne et prompte justice. Le prétendu rebelle fut transféré à la prison Saint-Joseph ; on eut un moment l’idée de le faire juger par le conseil municipal. Le général Mazure resta près de quinze jours dans cette position malgré les ordres répétés des ministres pour qu’il fût mis en liberté. Il fallut l’arrivée de M. Gambetta à Tours pour le faire relâcher et le mettre en état d’aller commander une division de l’armée de la Loire.

Les démagogues entendaient exclure de tout commandement les légitimistes ou orléanistes notoires. Plusieurs journaux démocratiques s’élevèrent avec force contre la permission octroyée à M. de Cathelineau de former un corps de volontaires : l’on sait avec quelle distinction et quelle efficacité ce chef d’éclaireurs s’acquitta de sa tâche aux avant-gardes ou sur les flancs de l’armée de la Loire. Excitées par des provocations insensées, les populations devenaient d’une singulière susceptibilité : personne n’échappait à la calomnie. M. Daru dut écrire une lettre pour se disculper d’être l’allié des Prussiens ; il en fut de même du président de la chambre de commerce de Caen. Ce fut bien pis dans les provinces moins calmes, moins conservatrices que la Normandie. Tel était l’état de la France dans cette première période ; on croirait être arrivé au point culminant de la désorganisation politique et sociale : on n’était encore qu’au début.


II.

M. Gambetta, arrivant à Tours porteur d’un décret qui ajournait indéfiniment les élections, sembla d’abord prendre à tâche de rétablir l’ordre et l’unité dans l’administration. Nous ne doutons pas que M. Gambetta n’ait eu le désir de rappeler tous les préfets au devoir ; mais il n’en eut pas la puissance. Seule, une assemblée nationale eût joui de l’autorité suffisante pour se faire partout obéir. Une sorte de féodalité nouvelle avait divisé la France en un grand nombre de territoires qui n’avaient plus que des liens nominaux. Les grands feudataires, les préfets du midi, bravaient impunément l’autorité du suzerain ; les petits suivaient l’exemple des grands ;