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médecin, l’écoute, se conforme à ses prescriptions, et tient à honneur de le bien payer. La maison que le docteur a louée est bien arrangée et d’une propreté réjouissante. Il a un petit jardin d’un bon rapport, grâce à un puits profond et abondant qui n’a pas tari et au fumier de ses deux chevaux. Nous sommes tout étonnés de voir des fleurs, des gazons verts, des légumes qui ne sont pas étiolés, des fruits qui ne tombent pas avant d’être mûrs. Ce petit coin de terre bordé de murailles a caché là et conservé le printemps avec l’automne.

Il me vint à l’esprit de dire au docteur : — Cher ami, lorsqu’il y a dix ans la mort me tenait doucement endormie, pourquoi les deux amis fidèles qui me veillaient nuit et jour, toi et le docteur Vergne de Cluis, m’avez-vous arrachée à ce profond sommeil où mon âme me quittait sans secousse et sans déchirement ? Je n’aurais pas vu ces jours maudits où l’on se sent mourir avec tout ce que l’on aime, avec son pays, sa famille et sa race !

Il est spiritualiste ; il m’eût fait cette réponse : qu’en savez-vous ? les âmes des morts nous voient peut-être, peut-être souffrent-elles plus que nous de nos malheurs ; — ou celle-ci : elles souffrent d’autre chose pour leur compte ; le repos n’est point où est la vie. — Je ne l’ai donc pas grondé de m’avoir conservé la vie, sachant, comme lui, que c’est un mal et un bien dont il n’est pas possible de se débarrasser.

Boussac, 28 septembre.

Nous sommes venus ici ce matin pour apporter du linge et des provisions à notre hôte Sigismond, installé depuis quelques jours comme sous-préfet, tandis que nous occupons avec sa femme et ses enfans sa maison de Saint-Loup, à sept lieues de Boussac. Il espérait que la paix mettrait une fin prochaine à cette situation exceptionnelle, et qu’après avoir fait acte de dévoûment il pourrait donner vite sa démission et retourner à ses champs pour faire ses semailles et oublier à jamais les splendeurs du pouvoir. Il n’en est point ainsi, le voilà rivé à une chaîne : il ne s’agit plus de faire activer les élections et de faire respecter la liberté du vote ; il s’agit d’organiser la défense et de maintenir l’ordre en inspirant la confiance. Il serait propre à ce rôle sur un plus grand théâtre, il préfère ce petit coin perdu où il a réellement l’estime et l’affection de tous ; mais comme il s’ennuie d’être là sans sa famille ! C’est une âme tendre et vivante à toute heure. Aussi nous lui promettons de lui ramener tout son clan, et, puisqu’il est condamné à cet exil, de le partager quelques jours avec lui. Sa femme et ma belle-fille s’occupent donc de notre prochaine installation à Boussac, et je prends deux heures de repos