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très fréquemment qu’un débat fût soulevé entre deux hommes de classes différentes. Comment eût-on pu trouver des juges qui fussent à la fois les égaux des deux parties ? En ce cas, la coutume du moyen âge était presque constamment que l’on prît pour juges les pairs de celui qui était l’inférieur. S’agissait-il d’un débat entre un gentilhomme et un bourgeois, la plupart des coutumes se prononçaient pour des juges bourgeois. Ainsi le moyen âge ne s’écartait du principe d’égalité que pour favoriser le plus faible.

Il nous reste à observer comment étaient jugés les hommes que l’on appelait en ce temps-là les vilains. Ce mot, pas plus que celui de manant, n’avait alors la signification défavorable et injurieuse qui s’y est attachée depuis. Les vilains étaient les habitans des villæ, c’est-à-dire des villages ou des fermes. On les appelait aussi des colons, des colongers, des hommes censiers, des hommes cottiers, des hommes coutumiers. Tous ces termes désignaient une classe d’hommes qui n’étaient pas des serfs. Ils jouissaient de tous les droits civils. Ils vivaient sur des terres qu’ils se transmettaient de père en fils, qu’ils avaient le droit de vendre, et qu’ils cultivaient à leur profit. Seulement ils n’en étaient pas légalement propriétaires. Le vrai propriétaire était le seigneur, et ils n’étaient que des fermiers. Ces terres en effet ne leur avaient été concédées à l’origine qu’avec ce genre de convention que nous appelons aujourd’hui un contrat de bail. Il y était stipulé que le fermage annuel serait payé, partie sous la forme de redevances et de cens, partie sous la forme de services corporels ou même de service militaire. À ces conditions, ces hommes avaient obtenu la jouissance du sol. Le contrat de bail n’avait pas une durée limitée ; il était irrésiliable, sauf certains cas prévus. Dans la pratique, il était véritablement héréditaire. De cette façon, le seigneur et son vilain étaient l’un propriétaire, l’autre fermier, tous les deux de père en fils. Il est vraisemblable que cette permanence du contrat avait paru avantageuse aux deux parties ; elle l’était surtout au paysan, car c’est par là que cette classe a gagné de devenir à la longue propriétaire du sol dont elle n’était à l’origine qu’usufruitière[1].

On croit volontiers aujourd’hui que ces paysans étaient fort opprimés. Ils l’ont été au xviieet au xviiie siècle, sous le régime de la monarchie absolue ; ils ne paraissent pas l’avoir été au moyen âge. De ce qu’on lit dans une foule d’actes de ce temps-là que le

  1. Nous ne discutons pas ici l’opinion, trop répandue, d’après laquelle les vilains seraient une population conquise et asservie par une population envahissante. Cette opinion ne s’appuie pas sur les documens de l’histoire ; elle n’a pas plus de fondement que celle qui fait de tous les nobles des Germains et de tous les roturiers des Gaulois.