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hommes étaient dits pairs de fief entre eux lorsqu’ils étaient vassaux du même seigneur, et qu’ils se trouvaient ainsi au même rang de la hiérarchie féodale. Ce mot n’était pas un titre d’honneur réservé aux gentilshommes. On disait pairs bourgeois pour désigner deux membres de la bourgeoisie ; même les paysans entre eux étaient parfois qualifiés de pairs, et l’on trouve cette expression appliquée aux dernières classes d’hommes dans plusieurs actes anciens. Ainsi dire que les hommes devaient être jugés par leurs pairs, c’était dire exactement qu’ils devaient être jugés par leurs égaux.

Or la société en ce temps-là était constituée hiérarchiquement. Les degrés et les rangs y étaient nettement marqués, et il était fort difficile de passer de l’un à l’autre. Les diversités entre les classes étaient alors d’une tout autre nature que celles que nous y voyons de nos jours. Dans l’état de notre société, les classes se ressemblent en ce point, qu’elles ont les mêmes lois, les mêmes institutions, les mêmes droits et les mêmes devoirs ; elles diffèrent par les occupations, par les intérêts, par les mœurs, souvent même par les idées et par la manière de penser sur beaucoup de sujets. C’était précisément le contraire au moyen âge. Les classes avaient beaucoup plus qu’aujourd’hui les mêmes idées, la même manière de penser et, pour ainsi dire, le même tempérament d’esprit. Leurs occupations et leurs intérêts n’étaient pas non plus aussi différens, que nous sommes portés à le croire, car le seigneur était un cultivateur à peu près comme le paysan, et le paysan portait les armes à peu près comme son seigneur. Dans la vie privée, avant le xvie siècle, ces classes vivaient assez rapprochées l’une de l’autre ; elles avaient les mêmes fêtes et les mêmes joies, et les mœurs étaient à certains égards plus démocratiques qu’elles ne le sont à notre époque. La diversité était dans l’ordre social et politique ; en ce point, les classes étaient absolument distinctes. Il n’y avait rien de commun entre elles, ni les lois, ni les droits, ni les devoirs. Aussi n’avaient-elles pas non plus la même justice. Il existait autant d’espèces de tribunaux et de juges qu’il y avait de classes et de catégories dans la population.

Prenons d’abord le gentilhomme, et voyons comment il était jugé. Tout gentilhomme avait un suzerain, c’est-à-dire un supérieur immédiat de qui il tenait. C’est à ce suzerain qu’il devait demander justice, et c’est aussi devant lui qu’il était mandé lorsqu’il avait à répondre à une accusation ; mais, si ce suzerain avait jugé lui-même, la maxime « chacun doit être jugé par ses pairs » n’aurait pas été respectée, car le vassal aurait eu pour juge, au lieu de ses égaux, son supérieur. Aussi n’était-ce pas le suzerain qui ju-