Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nécessité de la justice, on ne s’entendait pas sur la manière dont la justice serait organisée. Ici, l’on établissait des juges élus ; là, on restait soumis au seigneur en ne lui demandant que de juger suivant des règles fixes ; ailleurs, on s’adressait à l’évêque, et l’on affluait aux tribunaux ecclésiastiques. Il y avait là bien des causes de conflit. Nous ne devons pas oublier non plus qu’il s’agissait d’une révolution. Vouloir fonder la justice était une innovation aussi hardie pour ces générations-là qu’il l’a été pour les nôtres de vouloir fonder la liberté politique et l’égalité. Les difficultés étaient de même nature ; on se heurtait à des idées enracinées, à des intérêts puissans. La classe seigneuriale pouvait craindre que le triomphe du nouveau principe n’amoindrît sa liberté vis-à-vis des rois et son autorité vis-à-vis des peuples. Supprimer le droit de guerre et mettre la justice à la place, c’était s’attaquer à ce qui était établi, et c’était menacer tout l’ordre social de l’époque. Nous pouvons deviner quelles résistances on rencontra, et combien d’obstacles se dressèrent partout.

Au milieu de l’obscurité où tous ces faits sont restés pour nous, on distingue pourtant quelques vérités certaines. Les premiers efforts furent à la fois les plus hardis et les moins efficaces. Les premières associations avaient décrété la paix absolue, la paix toujours et pour tous, la suppression complète de la guerre privée, le triomphe universel de la justice. Cette tentative, qu’en langage moderne nous qualifierions de radicale, fut suivie de peu d’effet. L’espèce de justice révolutionnaire qui fut constituée par ces associations paraît avoir fort mal fonctionné, car nous ne voyons pas qu’elle ait duré longtemps. Elle eut vraisemblablement deux sortes d’ennemis, ses adversaires et ses fanatiques. Peut-être se laissa-t-elle emporter dans les excès ; peut-être certaines classes ou certaines ambitions s’en servirent-elles en vue de leurs intérêts ou de leurs convoitises. Ce qui est certain, c’est qu’au xiie siècle elle avait disparu. Elle ne subsistait plus que dans quelques villes qui avaient eu la sagesse de se donner de bonnes règles, ou le bonheur d’avoir au-dessus d’elles une autorité protectrice.

À la longue, ce grand mouvement produisit pourtant son effet, et la révolution souhaitée finît par s’accomplir. Ce qu’on n’avait pas pu faire en une fois par un vigoureux effort, on le fit en s’y reprenant à plusieurs fois, à force de lenteur. La hardiesse avait échoué, la sagesse et la patience conduisirent peu à peu l’œuvre à bonne fin. Les moyens violens et les vastes réformes n’avaient servi de rien ; on réussit par une série de petits progrès habilement ménagés. D’abord, au lieu d’interdire la guerre à tout le monde, on commença par la défendre seulement aux bourgeois, aux ecclésiati-