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disparaître. Une immense coalition se forma en faveur de la paix. Les hommes s’assemblaient par milliers, dans les villes, dans les villages, souvent dans de grandes plaines, et ils décrétaient entre eux la paix. Écoutons le chroniqueur. « Dans la Picardie, en l’année 1021, les hommes souffraient de la famine et de la peste (ce sont les fruits ordinaires de la guerre, et ces hommes ne s’y trompaient pas) ; ils songèrent que ces fléaux étaient une juste punition du ciel, parce qu’on ne gardait pas la paix, la paix que le Seigneur aime par-dessus toutes choses. Ils convinrent donc d’établir la paix. Ils allèrent chercher les reliques des saints, et sur ces reliques ils jurèrent le pacte inviolable de la paix. » Voici un autre chroniqueur qui parle d’une autre partie de la France. « En l’année 1033, les évêques et les prêtres de l’Aquitaine et tous les autres chrétiens de toute condition s’assemblèrent. On apporta beaucoup de corps des saints. Dans la province d’Arles, dans celle de Lyon, dans la Bourgogne, les évêques, les comtes, les barons, formèrent des assemblées pour établir la paix. Toute la multitude accourait avec transport à ces réunions. Il semblait qu’une voix du ciel se fit entendre à la terre pour commander la paix[1]. »

Cette paix après laquelle les populations soupiraient n’était pas autre chose que la justice. Le mot paix dans la langue de ce temps-là n’avait pas un autre sens. Ceux qui sont quelque peu familiers avec le moyen âge savent que le mot justice présentait presque toujours, à cette époque, l’idée d’impôt, de redevance seigneuriale ou d’amendes[2], et que c’est par le mot paix que les hommes désignaient ce que nous appelons aujourd’hui la justice. Un paiseur signifiait un juge, et une maison de paix signifiait le lieu de réunion d’un tribunal. Les assemblées de prêtres et de laïques, de nobles et de paysans, qui décrétaient l’établissement de la paix, avaient toujours soin d’instituer en même temps une juridiction. « Les habitans de la Picardie, ajoute le chroniqueur que nous venons de citer, se lièrent par un vœu solennel, et jurèrent que, si un différend venait à s’élever entre eux, ils ne chercheraient pas à s’attaquer par le fer et l’incendie, mais qu’ils exposeraient leurs griefs devant un juge. » Chacune de ces associations se hâtait d’établir un tribunal à son usage. Ce n’était donc pas l’autorité publique qui essayait de fonder la justice et de l’imposer aux hommes ; c’étaient les hommes qui spontanément la cherchaient et faisaient d’énergiques efforts pour la constituer. Aussi l’évêque Yves de Chartres pouvait-il dire comme une chose bien connue de ses con-

  1. Sémichon, la Paix et la trêve de Dieu au moyen âge.
  2. Entre mille exemples, je citerai cet acte de 1208 : « Jou ay vendu toutes les joustices que jou avoye à Corbie, les cambaiges, les estallages, etc. »