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pire romain et les flots très impurs de l’invasion germanique ; quel bien pouvait-il résulter du mélange ? Le travail paisible et régulier étant à peu près impossible, la force brutale avait pris le dessus. Les hommes se faisaient concurrence, non de travail ou de talent, comme dans les sociétés bien organisées, mais de cupidité, de ruse ou de violence. Pour être de bons juges, encore aurait-il fallu qu’ils eussent dans l’âme quelque idée de la justice.

Charlemagne voulut à son tour reconstituer un ordre judiciaire, il rétablit les plaids royaux et ceux des comtes ; mais tous ses efforts échouèrent. On est frappé, quand on lit ses capitulaires, de la peine qu’il se donne à tout moment pour apprendre à ses fonctionnaires qu’ils doivent rendre la justice ; il faut qu’il leur rappelle incessamment ce devoir, il faut qu’il les fasse surveiller par ses envoyés, il faut qu’à chaque instant il les menace de destitution : preuves certaines que la justice était mal rendue ou ne l’était pas du tout. Ce fut bien pis sous ses successeurs. Au bout de peu d’années, les rois n’avaient plus ni administrateurs, ni fonctionnaires, ni juges. L’autorité royale était manifestement impuissante à établir une justice entre les hommes.

Cela dura jusqu’au xiiie siècle. Sans doute on n’est pas sans trouver dans cette longue période de temps quelques essais et, pour ainsi dire, quelques embryons de justice. On voit se former la juridiction du propriétaire sur son colon, celle du seigneur sur son vassal, celle de l’évêque sur son clerc ; mais ce n’est là encore qu’une justice irrégulière, incohérente, intermittente, presque toujours contestée. Le caractère de cette justice est surtout d’être essentiellement privée, personnelle, domaniale ; la justice n’existe pas comme institution publique. Elle n’a rien de général ni de fixe, et ne se rattache par aucun lien à l’état. Ce n’est pas la royauté qui peut être la source de la justice, parce que cette royauté n’a ni fonctionnaires ni sujets ; ce n’est pas la féodalité, parce qu’elle n’a pas encore de règles bien établies ; ce n’est pas la société, parce que les populations ne forment pas corps. La justice est absente.

Il y eut ainsi un long espace de temps durant lequel aucun droit ne fut fermement établi. L’homme n’eut de garantie ni pour ses biens, ni pour sa liberté, ni pour sa vie. La société ne se chargea de protéger personne. Chacun n’eut pour se défendre que sa force propre, et ne put attendre justice que de lui-même. L’épée décida donc de tout droit et jugea tous les débats. Deux seigneurs étaient-ils en désaccord sur une question de propriété, d’héritage ou de subordination féodale, ils entraient en guerre, et chacun d’eux, avec ses soldats et sa petite armée, tuait, pillait, brûlait. La guerre n’était pas, comme on est porté à le croire, le privilège des sei-