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et surtout il serait impossible de comprendre la singulière procédure et l’étrange pénalité qui étaient en usage dans ces tribunaux. Pour s’expliquer le système judiciaire des Germains, il faut remonter au principe d’où ce système tout entier découlait, et pour cela nous devons avant toute chose éloigner de notre esprit l’idée que nous sommes accoutumés à nous faire de la justice. Chez nous, la justice est un acte d’autorité qui émane des pouvoirs publics et qui s’impose aux individus, parce que nous croyons que toute faute, même quand elle est commise contre un simple particulier, porte atteinte à la société tout entière, et aussi parce que nous croyons que la société a un devoir de protection à l’égard des simples particuliers. Les anciens Germains pensaient autrement. Il ne leur semblait pas qu’une faute commise sur un individu intéressât la société, et par conséquent ils n’accordaient pas à la société le droit de juger, de condamner, de frapper. À leurs yeux, la victime seule avait le droit de châtiment, ou, en d’autres termes, le droit de vengeance. Il faut seulement remarquer que, comme les Germains ne s’isolaient pas individuellement, comme ils se groupaient en familles sous le mundium de quelque chef, la vengeance appartenait non pas à l’individu seul, mais à la famille tout entière. C’était à ce groupe qu’incombait l’obligation de punir l’offense faite à l’un des siens. La tribu n’avait pas à s’occuper d’un débat qui ne la concernait pas ; mais la famille atteinte par le crime cherchait à frapper à son tour la famille d’où le crime était parti. Un homme du xixe siècle jugera certainement que ce principe des Germains était contraire à la raison et surtout à l’intérêt social. C’est que nous vivons dans un temps où la famille est constituée tout autrement qu’elle ne l’était alors ; cette famille est aujourd’hui aussi faible et aussi réduite qu’elle était alors nombreuse et forte, et l’autorité publique a grandi de tout ce que l’autorité domestique a perdu. Constituée comme elle l’était chez les Germains, la famille était un corps assez puissant pour être capable de se venger, de garantir son droit, sans que l’intervention sociale parût utile ou même légitime. Ces principes restèrent longtemps enracinés dans l’esprit du Germain. On les retrouve encore dans des codes qui ont été rédigés assez tard. On lit par exemple dans les lois lombardes : « Le meurtrier, s’il n’a pas pris la fuite, ne doit être soumis à aucune peine ; mais il doit subir les inimitiés de la famille de sa victime, jusqu’à ce qu’il se soit réconcilié avec elle, s’il le peut. » Cette sorte de justice prenait nécessairement la forme d’une guerre entre les deux familles ; puis la guerre, après les maux inévitables, se terminait ordinairement par une réconciliation, une indemnité, un traité de paix. La société gardait d’ailleurs une neutralité parfaite entre les belligérans.