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pour acquérir le droit de donner à toi seul mon dernier soupir ! » Voilà Buzot immortalisé par un cri de passion. Étrange destinée ! il avait donné toutes ses forces, son talent, sa vie à un parti, et déjà son nom descendait dans l’ombre. Il eût été bientôt oublié, s’il ne l’était déjà ; mais ce nom, il est sorti comme une révélation d’une lettre perdue et tout d’un coup retrouvée. Et voilà ce nom associé à la poétique immortalité d’une page où un souffle a passé, où l’âme d’une femme vit tout entière.

Ce dernier trait achève le contraste entre Mme  Du Deffand et Mme  Roland : l’une n’a jamais connu que l’amour frivole et le caprice ; il n’y a pas de cœur plus fermé à la passion. Elle a exprimé dans sa vie ce qui était dans les idées et les mœurs de la société de son temps, l’horreur de tout attachement sérieux, une singulière impuissance d’aimer, et en même temps le goût du plaisir sans ombre de scrupule ou de préjugé. Mme  Roland au contraire appartient à cette société qui reçoit ses leçons de Rousseau, ou même qui prend ses modèles dans les romans de Richardson ; elle commence avec éclat la série des femmes vertueuses et passionnées, souffrant de cette lutte et s’y complaisant avec une sorte d’amère volupté : habile déjà par instinct à cette casuistique qui aura plus tard ses doctrinaires, et d’après laquelle la femme, en se gardant fidèle au mari, se fait de ce sacrifice un droit pour réserver le reste à l’amant. La théorie est subtile, dangereuse, impraticable même en dehors d’une exaltation qui ne peut pas se soutenir ; mais ce n’est plus le xviiie siècle licencieux, galant et froid. C’est l’ère du romanesque qui commence, et qui s’épanouira au siècle suivant dans la littérature et dans la vie. Il y a là toute une révolution dans les mœurs, analogue à celle qui s’est faite dans les idées et les institutions, et le nom de Mme Roland y reste attaché.

E. Caro.