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d’autre moyen de le corriger que par l’idéal d’une nature qui n’était pas moins artificielle et moins fausse. C’était une sorte de stoïcisme rajeuni, essayant de fonder le droit nouveau en dehors des traditions, cherchant, comme l’ancienne école, à réformer la vie sociale et individuelle sur la règle de la raison pure, mais différant profondément des austères doctrines de Zénon et d’Épictète par une perpétuelle préoccupation des émotions du cœur et une affectation de sensibilité dont les vieux stoïciens de la Grèce ou de Borne auraient souri. Ce mélange de l’esprit nouveau, enthousiasme, déclamation, passions fortes et chimériques, nous explique Mme Roland. Elle porte tout cela en elle. Le xviiie siècle réformateur ne peut pas offrir de lui-même une plus belle et plus charmante image. C’est tout à fait une fille de Rousseau, avec moins de génie assurément, mais avec plus de noblesse d’âme et de sincérité, plus vraiment généreuse et mieux née.

Enfant, elle n’a pas eu d’autres institutions, par un accord instinctif entre les circonstances et sa destinée, que la nature et la philosophie. Son éducation a été livrée à d’effrayans hasards, sans direction, sans conseils, et si ces hasards n’ont pas déformé son âme, cela prouve de quelle trempe fine et forte était cette âme, naturellement droite. Son enfance fut remplie, agitée par des lectures confuses qu’elle fit, à ses risques et périls, à travers les livres qui tombaient sous sa main. Il est étrange de penser qu’à dix ans elle lisait Candide. « Au reste, ajoute-t-elle naïvement, jamais livre contre les mœurs ne s’est trouvé sous ma main. » Candide à dix ans, Diderot à treize, cela n’inquiète pas même son souvenir et ne l’étonne pas quand trente ans après elle retrace l’histoire aventureuse de ses premières lectures. À peine peut-on savoir quand elle devint philosophe, tant elle l’était de naissance. Elle nous dit que, enfant, elle aimait à réfléchir, et qu’elle songeait véritablement à se former elle-même, c’est-à-dire qu’elle étudiait les mouvemens de son âme, qu’elle cherchait à se connaître. Le hasard seul écarta de son esprit la dialectique troublante de Rousseau. Elle ne le connut que beaucoup plus tard ; elle-même avoue que cette circonstance fut heureuse. Elle serait devenue folle, si elle avait connu trop tôt son maître, son dieu.

Une année de grande dévotion dans un couvent, chez les dames de la congrégation, est un épisode à part dans cette enfance philosophique. La partie des Mémoires où elle retrace « ce temps de calme et de ravissement » est celle qui contient quelques-unes des plus belles pages du livre. Ce ne fut pourtant qu’un incident, une prise d’âme passagère. C’est après sa sortie du couvent et jusqu’à son mariage, dans cet intervalle de douze années, que se dessine et