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au milieu desquelles elle écrit. Et quelles circonstances ! Une fois entre autres, on vient l’interrompre pour lui apprendre qu’elle est comprise dans l’acte d’accusation de Brissot. « Je vais expédier ce cahier, dit-elle, quitte à suivre sur un autre, si l’on m’en laisse la faculté. » Vers la fin, elle résume ce qui lui restait à traiter, elle nous en donne un simple aperçu comme dernier supplément aux Mémoires. Elle se presse, elle sent le temps lui échapper, elle mesure son récit au petit nombre d’heures qui lui restent. L’expression est saisissante dans sa simplicité. « À suivre ainsi les choses pied à pied, j’aurais à faire un long travail pour lequel je n’ai plus assez à vivre. » Elle dépose enfin sa plume. « Je ne sais plus la conduire au milieu des horreurs qui déchirent ma patrie ; je ne puis plus vivre sur des ruines, j’aime mieux m’y ensevelir. Nature, ouvre ton sein !… Dieu juste, reçois-moi ! » Ainsi c’est sous le coup de la mort que cette âme vaillante se recueillait dans la sérénité de ses plus lointains souvenirs de jeunesse et d’enfance. Voilà le trait où se montre une âme rare. Cette plume, que le bourreau va lui arracher des mains, ne tremble pas un instant entre ses doigts. Le souvenir reste net, précis ; le récit est calme, plein, abondant, désintéressé des terreurs de l’heure présente, sauf quelques apostrophes. Les premières impressions y sont évoquées dans leur impérissable fraîcheur. Il n’est pas jusqu’à l’écriture du manuscrit qui ne soit ferme comme l’âme de l’auteur. Tous ces récits jaillissent si naturellement sous la plume qu’il n’y a nulle part trace de travail : pas de rature sur ces pages tracées au fond d’un cachot, dans ces journées dont chacune pouvait être la dernière.

Quel enfer pourtant que la Conciergerie à cette époque ! « On jetait indifféremment, nous disent les témoins de ces scènes abominables, on jetait sur la même paille et sous les mêmes verrous la duchesse de Grammont et une voleuse de mouchoirs, Mme Roland et une misérable des rues, une bonne religieuse et une habituée de la Salpêtrière… » Le jour où la Conciergerie s’ouvrit pour laisser passer la charrette qui conduisait Mme Roland à l’échafaud, ce jour-là il y eut comme une clarté qui s’éteignit dans cette prison déjà si sombre, et un redoublement de deuil parmi ses tristes habitans. L’héroïque républicaine avait charmé tout le monde, même les royalistes emprisonnés avec elle. Un d’eux, qui la voyait d’abord avec prévention, nous trace ce portrait de l’enchanteresse. « Elle avait la figure non pas régulièrement belle, mais très agréable… Sa taille se dessinait avec grâce, et elle avait la main parfaitement faite. Son regard était expressif, et, même dans le repos, sa figure avait quelque chose de noble et d’insinuant. Elle n’avait pas besoin de parler pour qu’on lui soupçonnât de l’esprit ; mais aucune femme