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j’espère vivre quatre-vingt-dix ans ? Ah ! bon Dieu ! quelle maudite espérance ! Ignorez-vous que je déteste la vie, que je me désole d’avoir tant vécu, et que je ne me console pas d’être née ? Je ne suis point faite pour ce monde-ci ; je ne sais pas s’il y en a un autre. En cas que celui-ci soit, quel qu’il puisse être, je le crains. On ne peut être en paix ni avec les autres ni avec soi-même ; on mécontente tout le monde, les uns parce, qu’ils croient qu’on ne les aime pas assez, les autres par la raison contraire. Il faudrait se faire des sentimens à la guise de chacun, ou du moins les feindre, et c’est ce dont je ne suis pas capable… On connaît tout cela, et malgré cela on craint la mort, et pourquoi la craint-on ? Ce n’est pas seulement pour l’incertitude de l’avenir „ c’est par une grande répugnance qu’on a pour sa destruction, que la raison ne saurait détruire. Ah ! la raison ! la raison ! Qu’est-ce que c’est que la raison ? Quel pouvoir a-t-elle ? quand est-ce qu’elle parle ? quand est-ce qu’on peut l’écouter ? quel bien procure-t-elle ? Elle triomphe des passions ? Cela n’est pas vrai, et si elle arrêtait les mouvemens de notre âme ; elle serait cent fois plus contraire à notre bonheur que les passions ne peuvent l’être ; ce serait vivre pour sentir le néant, et le néant (dont je fais grand cas) n’est bon que parce qu’on ne le sent pas. »

C’est la note habituelle de la correspondance, quand la marquise pense pour son propre compte, quand elle nous entretient d’elle-même, de la vie, du monde, de l’impression qu’elle en reçoit. « Quel monde que ce monde-ci ! » tel est le refrain de chaque lettre. La Rochefoucauld ne nous offre pas de plus désolantes peintures. Pourquoi, connaissant le monde ainsi, l’attire-t-elle autour de son fauteuil ? pourquoi va-t-elle le trouver quand il ne vient pas ? pourquoi lui donne-t-elle toute sa vie ? Elle nous le dit à chaque instant : c’est pour se fuir elle-même ; elle ne peut rester en tête-à-tête une heure avec ses réflexions. Rien ne l’accable plus que la solitude. Elle est de ces personnes qui ont besoin des autres pour faire du bruit autour d’elles, pour empêcher leur pensée de se recueillir. Voilà pourquoi elle se disperse dans le tumulte, elle se perd avec une sorte de frénésie dans les dehors de la vie. Elle fait de la nuit une conversation agitée qui chasse l’insomnie ; elle réserve le jour pour le sommeil. Le soir arrivé, elle reçoit ses visites, et le souper couronne ; cette inutile et active journée. Dernière et grave occupation ! N’est-ce pas Mme Du Deffand qui disait du souper « qu’il était une des quatre fins de l’homme ? » Qui, de l’homme oisifs spirituel, riche ou ami des riches au xviiie siècle ; mais c’est avec cette théologie de l’épicurisme délicat qu’on rend les révolutions inévitables.

La marquise ne transgressa jamais ce premier précepte, l’unique