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derie à celui de jolie femme… Quelque célèbre qu’elle soit, elle ne serait pas satisfaite, si elle n’était pas célébrée. C’est à M. de Voltaire qu’elle devra de vivre dans les siècles à venir. En attendant, elle lui doit ce qui fait vivre dans le siècle présent. » Et Mme  la duchesse de Chaulnes, qui peut l’avoir oubliée, si on l’a une seule fois rencontrée dans la galerie de Mme  Du Deffand ? « Son esprit est si singulier qu’il est impossible de le définir : il ne peut être comparé qu’à l’espace ; il en a pour ainsi dire toutes les dimensions, la profondeur, l’étendue et le néant ; il prend toute sorte de formes et n’en conserve aucune ; c’est une abondance d’idées toutes indépendantes l’une de l’autre, qui se détruisent et se régénèrent perpétuellement. Il ne lui manque aucun attribut de l’esprit, et l’on ne peut dire cependant qu’elle en possède aucun : raison, jugement, habileté, on aperçoit toutes ces qualités en elle ; mais c’est à la manière de la lanterne magique, elles disparaissent à mesure qu’elles se produisent… Mme  la duchesse est un être qui n’a rien de commun avec les autres êtres que la forme extérieure ; elle a l’usage et l’apparence de tout, et elle n’a la propriété ni la réalité de rien. » Je crois qu’en cherchant bien on trouverait encore quelque belle dame qui ressemblerait suffisamment à la duchesse de Chaulnes ; mais où trouverait-on le don de tracer cette esquisse, de l’enlever en traits si légers et si vifs ?

Le désenchantement perce à travers ces ivresses superficielles de l’esprit ; c’est la triste moralité de cette correspondance, image de tant d’autres existences dévorées, comme celle-ci, d’un mal profond, incurable : le sentiment de l’inutilité, le tourment du vide. Voilà donc à quoi se réduit, vue de près, une des existences les plus enviées d’une des époques les plus brillantes de la société française ! Avec cette souveraineté de l’esprit, la plus flatteuse pour une femme qui n’est plus jeune, royauté reconnue par l’estime déférente de Voltaire, consacrée par la colère même de Jean-Jacques Rousseau, qui n’avait pas eu le don de plaire et s’en vengea par une boutade grossière, saluée par les princes et les souverains de passage à Paris, qui ne manquaient pas de faire leur cour à la célèbre marquise, — avec toutes ces amitiés illustres des Choiseul, des Luxembourg, des Boufflers, de cent autres grands seigneurs ou femmes charmantes qui se disputaient ses lettres et son affection, dans cette vie qui ne fut qu’une fête en apparence, et dont l’éclat ne diminua pas un instant jusqu’au voisinage de la mort, pas un jour, pas une heure où l’on ne sente au fond de cette âme un secret dégoût de vivre, une lassitude infinie de soi et des autres. Quel flot d’amertumes se répand à travers les pages de cette correspondance ! « Vous voulez, s’écrie-t-elle quelque part, que