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se soumettent les raisons, chacun s’affranchit et s’habitue insensiblement à se faire juge de toutes choses. Ainsi se forme tout naturellement, dans le déclin des institutions politiques, une puissance jusque-là inconnue qui, née de leur ruine, se fortifie de leur faiblesse, et qui, n’étant ni définie ni constituée régulièrement, échappe aux prises de la force. Insaisissable par sa mobilité, par sa dispersion, par ses fuites habiles, irrésistible par sa ténacité mobile, par sa légère universalité, trop peu consistante pour être attaquée de front par les pouvoirs établis, elle n’en offre pas moins à la critique un point d’appui suffisant pour renverser un monde.

L’opinion, c’est l’élite de la société d’alors suivant avec curiosité le développement des événemens ou des idées, et donnant tout haut son avis dans les conversations des salons ou dans les saillies du pamphlet, applaudissant aux bons endroits de la pièce, sifflant aux mauvais. C’est le public choisi des premières loges, en attendant que le public du parterre s’en mêle à son tour, et qu’un beau jour il lui prenne fantaisie de monter sur la scène et de remplacer les acteurs.

Pendant plus de trente années, la marquise Du Deffand représenta une de ces souverainetés de l’opinion qui se déterminent par l’accord d’une personne privilégiée avec une société. Il y avait en effet comme une harmonie préétablie entre la spirituelle marquise et toute cette partie du xviiie siècle qui, sans se piquer de philosophie ni d’opposition, faisait la même œuvre que les philosophes ou les frondeurs par son indifférence railleuse. C’est là le trait spécial de la société qui se réunit chez la marquise Du Deffand. Les salons de Mme Geoffrin, de Mlle de Lespinasse, du baron d’Holbach, offraient aux idées nouvelles une hospitalité empressée et aux philosophes une sorte de tribune dont le retentissement portait loin, Mme Geoffrin était véritablement une mère de l’église des encyclopédistes. Le baron d’Holbach partageait avec Helvétius l’honneur d’être leur amphitryon. Tout autre s’offre à nous le salon de Mme Du Deffand. Il n’y avait là d’engouement ni pour les hommes ni pour les idées du temps. Sauf Voltaire, les philosophes y étaient médiocrement goûtés ; on leur trouvait un air de pédans et de déclamateurs qu’on était bien aise de tenir à distance. Certes on m’y était pas chrétien ; mais on n’était pas davantage philosophe. On était royaliste sans illusion ; de tout le reste, on se moquait volontiers. À travers son indifférence pour toutes les hautes questions, la correspondance de Mme Du Deffand nous laisse apercevoir clairement l’image d’un salon sceptique qui de son incrédulité universelle n’excepte que l’esprit. — La foi à l’esprit, c’est la dernière foi, la seule de cette pauvre femme si intelligente et si blasée, si enviée et si peu