Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inévitable, la théorie qui consiste à s’en passer ou à le mutiler règne en fait et subsiste en réalité. Sera-t-elle exposée catégoriquement quand nous aurons repris possession de nous-mêmes ? Professée dans des clubs qui souvent sont des coteries, elle n’a pas de valeur, il lui faut la grande lumière ; sera-t-elle posée dans des journaux, discutée dans des assemblées ? — Il faudra bien l’aborder d’une manière ou de l’autre, ou elle doit s’attendre à être persécutée comme une doctrine ésotérique, et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à eux-mêmes de ne pas la tenir secrète. Peut-être des journaux de Paris qu’il ne nous est pas donné de lire ont-ils déjà démasqué leurs batteries.

Qui répondra à l’attaque ? Les partisans du droit divin plaideront-ils la cause du droit populaire ? Ils en sont bien capables, mais l’oseront-ils ? Les orléanistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente et leur patiente habileté, accepteront-ils cette épreuve du suffrage universel pour base de leurs projets, eux qui ont été renversés par la théorie du droit sans restriction et sans catégories ? On verra alors s’ils ont marché avec le temps. Malheureusement, s’ils sont conséquens avec eux-mêmes, ils devront vouloir épurer le régime parlementaire et rétablir le cens électoral. Les républicains qui placent leur principe au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la main aux orléanistes et aux cléricaux ? Le principe contraire serait donc confié à la défense des bonapartistes exclusivement ? Il ne faudrait pourtant pas qu’il en fût ainsi, car le bonapartisme a abusé du peuple après l’avoir abusé, et c’est à lui le premier qu’était réservé le châtiment inévitable de s’égarer lui-même après avoir égaré les autres. Il pouvait fonder sur la presque unanimité des suffrages une société nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route dès le début, la France l’a suivi, elle s’est brisée. Serait-elle assez aveugle pour recommencer ?

Ceux qui croient la France radicalement souillée pensent qu’on peut la ressaisir par la corruption. J’ai meilleure opinion de la France, et si je me méfiais d’elle à ce point, je ne voudrais pas lui faire l’honneur de lui offrir la république. J’ai entendu dire par des hommes prêts à accepter des fonctions républicaines : « Nous sommes une nation pourrie. Il faut que l’invasion passe sur nous, que nous soyons écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts, dans toutes nos affections ; nous nous relèverons alors ! le désespoir nous aura retrempés, nous chasserons l’étranger et nous créerons chez nous l’idéal. » C’était le cri de douleur d’hommes très généreux, mais quand cette conviction passe à l’état de doctrine, elle fait foisonner. C’est toujours le projet d’égorger la mère pour la rajeunir. Grâce au ciel, le fanatisme ne sauve rien, et l’alchimie politique ne persuade personne. Non, la France n’est pas méprisable parce que