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loin que possible dans cette voie, c’est aller jusqu’au danger de sanctionner tous les autres plébiscites.

Le principe radicalement contraire semble gouverner l’esprit de la commune, et, symptôme plus grave, plus inquiétant, gouverner l’esprit du parti républicain qui régit à cette heure le reste de la France, bien qu’il soit l’ennemi déclaré et très irrité de la commune. Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu’il nous entoure, se sépare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que l’ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le paysan l’est moins. Il est donc forcé de réprimer l’émeute dans les centres industriels, de redouter et d’ajourner le vote dans toute la France agricole. Il est contraint à se défendre des deux côtés à la fois, sous peine de tomber et d’abandonner la tâche qu’il a assumée sur lui de sauver le territoire. Malheureuse république, c’est trop d’ennemis sur les bras ! Dans quel jour d’ivresse nous t’avons saluée comme la force virile d’une nation en danger ! Nous ne pouvions prévoir que tu essaierais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te verrais forcée de t’en passer. — Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que la délégation et ses amis personnels désirent s’en passer, et qu’ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu’elle soit.

Puissé-je faire un mauvais rêve ! mais je vois reparaître sans modification les théories d’il y a vingt ans. Des théories qui ne cèdent rien à l’épreuve du temps et de l’expérience sont pleines de dangers. S’il est vrai que le progrès doive s’accomplir par l’initiative de quelques-uns, s’il est vrai qu’il parte infailliblement du sein des minorités, il n’en est pas moins vrai que la violence est le moyen le plus sauvage et le moins sûr pour l’imposer. Que les majorités soient généralement aveugles, nul n’en doute ; mais qu’il faille les opprimer pour les empêcher d’être oppressives, c’est ce que je ne comprends plus. Outre que cela me paraît chimérique, je crois voir là un sophisme effrayant ; tout ce que, depuis le commencement du rôle de la pensée dans l’histoire du monde, la liberté a inspiré à ses adeptes pour flétrir la tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne peut être légitime, pas même celle de l’idéal. On sait des gens qui se croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s’emparer du pouvoir. Ils sont pourtant très doux dans leurs mœurs et incapables de massacrer en personne, mais ils chauffent le tempérament irascible d’un groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent prêts à profiter de son audace. Je ne parle pas de ceux qui sont poussés à jouer ce rôle par ambition, vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m’occupe pas ; mais de très sincères théoriciens accepteraient les conséquences de