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voyage à travers la France. Ils disaient : — Nous avons été bien cruels !

— La France le méritait.

— Au début, oui, peut-être, elle était insolente et faible ; mais le châtiment a été trop loin, et sa faiblesse matérielle est devenue une force morale que nous n’avons su ni respecter ni comprendre.

— Ces Français, dit le troisième, sont les martyrs de la civilisation ; elle est leur idéal. Ils souffrent tout, ils s’exposent à tout pour connaître l’ivresse de l’esprit ; que ce soit empire ou république, libre disposition de soi-même ou démission de la volonté personnelle, ils sont toujours en avant sur la route de l’inconnu. Rien ne dure chez eux, tout se transforme, et, qu’ils se trompent ou non, ils vont jusqu’au bout de leur illusion. C’est un peuple insensé, ingouvernable, qui échappe à tout et à lui-même. Ne nous reprochons pas trop de l’avoir foulé. Il est si frivole qu’il n’y songe déjà plus.

— Et si vivace qu’il ne l’a peut-être pas senti !

Ils burent tous trois à l’unité et à la gloire de la vieille Allemagne ; mais la grande pierre du mont Barlot trembla, et, ne sachant plus où ils étaient, tombant d’un rêve dans un autre, ils s’éveillèrent enfin, où ?… peut-être à l’ambulance, où tous trois gisaient blessés, peut-être à la lueur d’un feu de bivac, et comme c’étaient trois jeunes hommes intelligens et instruits, fatigués ou souffrans, dégrisés à coup sûr des combats de la veille, puisqu’ils pouvaient penser et rêver, ils se dirent que cette guerre était un cauchemar qui prenait les proportions d’un crime dans les annales de l’humanité, que le vainqueur, quel qu’il fût, aurait à expier par des siècles de lutte ou de remords l’appui prêté à l’ambition des princes de la terre. Peut-être rougirent-ils, sans se l’avouer, du rôle de dévastateurs et de pillards que leur faisait jouer l’ambition des maîtres ; peut-être éprouvèrent-ils déjà l’expiation du repentir en voyant la victime qu’on leur donnait à dévorer, si héroïque dans sa détresse, si ardente à mourir, si éprise de liberté, que vingt ans d’aspirations refoulées n’ont fait qu’amener une explosion de jeunesse et de vie là où l’Allemagne s’attendait à trouver l’épuisement et l’indifférence.

Ce qui est assuré, ce que l’on peut prédire, c’est qu’un temps n’est pas loin où la jeunesse allemande se réveillera de son rêve. Plongée aujourd’hui dans l’erreur que nous venons de subir, et qui consiste à croire que la grandeur d’une race est dans sa force matérielle et peut se personnifier dans la politique d’un homme, elle reconnaîtra que nul homme ne peut être investi du pouvoir absolu sans en abuser. L’empereur des Français n’a pas su porter le lourd fardeau qu’il avait assumé sur lui. Mieux conseillé par un homme d’action pure, le roi Guillaume est au sommet de la puissance de