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sont de véritables enfans en philosophie, quoique d’ailleurs gens de cœur et d’esprit. J’en sais même qui sont hommes de mérite, d’étude et de discussion ingénieuse ; ceux-là deviennent forcément la proie d’une habitude de paradoxe déplorable. On ne sait quoi leur répondre, on ne sait s’ils parlent sérieusement ; on les écoute avec stupeur. Ils prétendent vouloir que l’homme soit complètement libre, et que le vote du dernier idiot soit librement émis ; mais ils veulent en même temps que les mesures dictatoriales soient acceptées sans murmure, et ils repoussent l’idée d’en appeler au suffrage universel dans les temps de crise. On leur demande si la liberté n’est bonne que quand il n’y a rien à faire pour elle. Ils ne peuvent répondre que par des sophismes ou par des injures. — Je vous trouve réactionnaire. — Vous abandonnez vos croyances.

Tout ce que je pense aujourd’hui, je l’ai pensé en voyant s’écrouler la république de 48 après les horribles journées de juin. Je ne me sentis pas le cruel courage de dire la vérité aux vaincus ; je n’avais plus d’autre mission, d’autre idée que celle d’adoucir le sort de ceux qui voulaient être sauvés du désastre, et je m’abstins de tout reproche, de toute appréciation des fautes commises ; maintenant ils parlent haut, ils sont puissans, ils menacent. Je n’ai plus de raison pour me taire avec eux. Ils me disent qu’au lieu d’apprécier et de juger au coin du feu leurs malheureux tâtonnemens, je devrais écrire en l’honneur du gouvernement de la république, chanter apparemment les victoires que nous ne remportons pas, et fêter la prochaine délivrance que rien ne fait espérer. Je n’ai qu’une réponse à faire : je ne sais pas mentir ; non-seulement ma conscience s’y oppose, mais encore mon cerveau, mon inspiration du moment, ma plume. Si mes réflexions écrites sont un danger devant l’ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu’à ce qu’il soit parti.

Mais ne pourrait-on s’éclairer entre soi, discuter et redresser au besoin son propre jugement, sans dépit et sans fiel ? — Impossible ! l’exaltation s’en mêle et on déraisonne.

Il n’est donc pas besoin de sortir du petit coin où l’on est forcé de vivre pour voir au-delà de l’horizon ce qui se passe en France et même à Paris, derrière les lignes prussiennes. Les uns s’excitent fiévreusement à l’espérance, les autres se sacrifient sans le moindre espoir de salut. J’avoue qu’à ces derniers, que je crois les plus méritans, je ne demanderai pas s’ils sont républicains : je trouve qu’ils le sont. Quant à ceux qui prétendent accaparer l’expression républicaine et qui se montrent intolérans et irritables, je commence à douter d’eux. Il y a longtemps que leur manière d’entendre la démocratie et de pratiquer la fraternité m’est un profond sujet de tristesse.