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sives que la rêverie faisait flotter sur les monumens druidiques de la vieille Gaule, et qui devisaient entre elles de l’avenir et du passé. Qui sait le rôle de l’idée quand elle sort de nous pour embrasser un horizon lointain dans le temps et dans l’espace ? Elle prend peut-être alors une figure que les extatiques perçoivent, elle prononce peut-être des paroles mystérieuses qu’une autre âme rêveuse peut seule entendre.

Donc supposons ; Ils étaient trois : un du nord de l’Allemagne, un du centre, un du midi. Celui du nord disait : Nous tuons, nous brûlons, comme nous avons été tués et brûlés par la France. C’est justice, c’est la loi du retour, la peine du talion. Vive notre césar qui nous venge !

Celui du midi disait : Nous avons voulu nous séparer du césar du midi ; nous tuons et brûlons pour inaugurer le césar du nord !

Et l’Allemand du centre disait : Nous tuons et brûlons pour n’être pas tués et brûlés par le césar, du-nord ou par celui du midi.

Alors de la grande pierre jadis consacrée, dit-on, aux sacrifices humains, sortit une voix sinistre qui disait : Nous avons tué et brûlé pour apaiser le dieu de la guerre. Les césars de Rome nous ont tués et brûlés pour étendre leur empire.

— Les césars sont dieux ! s’écria le Prussien.

— Craignons les césars ! dit le Bavarois.

— Servons les césars ! ajouta le Saxon.

— Craignez la Gaule ! reprit la voix de la pierre ; c’est la terre où les vivans sont mangés par les morts.

— La Gaule est sous nos pieds, dirent en riant les trois Allemands en frappant la pierre antique du talon de leurs bottes.

— Mais la voix répondit : Le cadavre est sous vos pieds ; l’âme plane dans l’air que vous respirez, elle vous pénètre, elle vous possède, elle vous embrasse et vous dompte. Attachée à vous, elle vous suivra ; vous l’emporterez chez vous vivante comme un remords, navrante comme un regret, puissante comme une victime inapaisable que rien ne réduit au silence. A tout jamais dans la légende des siècles, une voix criera sur vos tombes : Vous avez tué et brûlé la France, qui ne voulait plus de césars, pour faire à ses dépens la richesse et la force d’un césar qui vous détruira tous !

Les trois étrangers gardèrent le silence ; puis ils ôtèrent leurs casques teutons, et la lune éclaira trois belles figures jeunes et douces, qui souriaient en se débarrassant d’un rêve pénible. Ils voulaient oublier la guerre et rêvaient encore. Ils se croyaient transportés dans leur patrie, à l’ombre de leurs tilleuls en fleurs, tandis que leurs fiancées préparaient leurs pipes et rinçaient leurs verres. Il leur semblait qu’un siècle s’était écoulé depuis un rude