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les brèches s’allument d’un rayonnement insoutenable. — Un bout de journal, ce soir récit d’un drame affreux. À Palaiseau, le docteur Morère aurait tué quatre Prussiens à coups de revolver et aurait été pendu ! Je ne dormirai pas encore cette nuit.

Vendredi 21 octobre.

Trois lettres de Paris par ballon ! Enfin, chers amis, soyez bénis ! Ils vivent, ils n’y a pas de malheur particulier sur eux. Ils sont résolus et confians, ils ne souffrent de rien matériellement ; mais ils souffrent le martyre de n’avoir pas de nouvelles de leurs absens. L’un nous demande où est sa femme, l’autre où est sa fille ; chacun croyait avoir mis en sûreté les objets de sa tendresse, et l’ennemi a tout envahi ; comment se retrouver, comment correspondre ? Nous écrirons partout, nous essaierons tous les moyens. Quelle dispersion effrayante ! que de vides nous trouverons dans nos affections ! — Encore une fois, qu’ils soient bénis de nous donner quelque chose à faire pour eux !

On dit que l’ennemi s’éloigne de nous pour le moment ; il lui plaît de nous laisser tranquilles, car les chemins sont libres, il n’y a pas ou il n’y a plus d’armée entre lui et nous ; on vit au jour le jour. Le danger ne cause pas d’abattement, on serait honteux d’être en sûreté quand les autres sont dans le péril et le malheur. Mon pauvre Morère ! sa belle figure pâle me suit partout ; la nuit, je vois ses yeux clairs fixés sur moi. C’était un ami excellent, un habile médecin, un homme de résolution, d’activité, de courage ; agile, infatigable, il était plus jeune avec ses cheveux blancs que ne le sont les jeunes d’aujourd’hui. Je le vois et je l’entends encore à un dîner d’amis à Palaiseau, où nous admirions la netteté de son jugement, l’énergie de ses traits et de sa parole. Le soir, ou se reconduisait par les ruelles désertes de ce joli village, et chacun rentrait dans sa petite maison, d’où l’on entendait les pas de l’ami qui vous quittait résonner sur le gravier du chemin. Dans le beau silence du soir, on résumait tranquillement les idées qu’on avait échangées avec animation. On pensait quelquefois aux Allemands ; on parlait de leurs travaux, on s’intéressait à leur mouvement intellectuel. Que l’on était loin de voir en eux des ennemis ! Comme la porte eût été ouverte avec joie à un botaniste errant dans la campagne ! Comme on lui eût indiqué avec plaisir les gîtes connus des plantes intéressantes ! Certes on n’eût pas songé que ce pouvait être un espion, venant étudier les plis du terrain pour y placer des batteries ou pour prendre les habitans par surprise, et pourtant la carte des moindres localités était peut-être déjà dressée, car ils ont étudié la France comme une proie que l’on dissèque, et ils connaissaient peut-être aussi bien que moi le sentier perdu dans les bois où je me