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JOURNAL D’UN VOYAGEUR


PENDANT LA GUERRE




DEUXIÈME PARTIE[1]




La Châtre, 10 octobre 1870.

Abandonner Paris, ce serait s’abandonner soi-même. Je ne crois pas que personne en doute. Je trouve à notre petite ville une bonne physionomie. Elle a pris l’allure militaire qui convient. Ces bourgeois et ces ouvriers avec le fusil sur l’épaule n’ont rien de ridicule. Le cœur y est. Si on les aidait tant soit peu, ils défendraient au besoin leurs foyers ; mais, soit pénurie, soit négligence, soit désordre, loin de nous armer, on nous désarme, on prend les fusils des pompiers pour la garde nationale, et puis ceux de la garde sédentaire pour la mobilisée, en attendant qu’on les prenne pour la troupe, et quels fusils ! Pour toutes choses, il y a gâchis de mesures annoncées et abandonnées, d’ordres et de contre-ordres. Je vois partout de bonnes volontés paralysées par des incertitudes de direction que l’on ne sait à qui imputer. Tout le monde accuse quelqu’un, c’est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on nous dit qu’il y a de quoi armer jusqu’aux dents toute la France ? J’ai bien peur des illusions et des fanfaronnades. Certains journaux le prennent sur un ton qui me fait trembler. En attendant, l’inaction nous dévore : écrire, parler, ce n’est pas là ce qu’il nous faudrait.

Nous allons au Coudray à travers des torrens de pluie. La Vallée noire, que l’on embrasse de ce point élevé, est toujours belle. Ce n’est pas le paysage fantaisiste et compliqué de la Creuse, c’est la

  1. Voyez la Revue du 1er mars.