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dissidentes qui se disputent avec acharnement les âmes a seule empêché l’idiome national de tomber à l’état de patois. C’est elle qui lui a gardé sa force, son intégrité et sa richesse, et lorsque le peuple gallois sentit renaître en lui le génie littéraire, s’éveiller la vie politique, il n’eut pas de peine à traduire ses idées, à exprimer ses sentimens dans sa langue, dont la littérature religieuse lui avait précieusement gardé le patrimoine. Quand on compare la langue galloise aux autres langues celtiques, chez lesquelles l’absence de culture durant les derniers siècles a engendré une pauvreté déplorable d’expressions, et où les termes manquent aux idées abstraites de la pensée moderne[1], on est reconnaissant aux dissenters d’avoir sauvé de la ruine une des plus harmonieuses des langues celtiques.

M. Silvan Evans s’arrête presque au moment où la littérature galloise commence à reprendre un sérieux développement. Les années déjà écoulées de ce siècle rempliraient plusieurs volumes aussi étendus que l’unique volume consacré aux trois derniers siècles. Ce n’est pas cependant que la théologie perde la place d’honneur dans la littérature des Cymry. Le sentiment religieux est chez le Gallois passé à l’état de nature, et la religion, — qu’il soit calviniste, méthodiste, baptiste, quaker, — est pour lui affaire de tous les jours, presque de tous les instans. Il est vraiment curieux de remarquer comme le peuple gallois, si séparé qu’il vive du peuple anglais, a exercé une action importante sur la vie religieuse de ce dernier. La Société biblique, dont on connaît la prodigieuse extension, qui a fait traduire l’Écriture sainte dans toutes les langues connues, et qui jette sur le monde entier de véritables cargaisons de bibles, a été fondée par des Gallois, et devait à l’origine restreindre son action au pays de Galles. Les « écoles du dimanche » (sunday schools), consacrées à la lecture et à l’explication de la Bible, dont l’usage est devenu général par toute l’Angleterre, ont été empruntées à la pratique de la piété galloise. S’il fallait un autre exemple du zèle religieux qui anime la principauté, on le trouverait dans les missions que certaines sectes du protestantisme gallois entretiennent à l’étranger. C’est ainsi que les calvinistes de Galles ont des missionnaires même en Bretagne, à Quimper et à Morlaix, et ils ont un mérite d’autant plus grand à supporter les frais de ces missions qu’elles n’ont pas gagné beaucoup de prosélytes bretons.

Cette activité persévérante, les Gallois l’apportent dans la vie littéraire. S’ils n’ont pas eu dans ce siècle une de ces grandes œuvres qui mettent une littérature hors de page, et qui, comme le Kalevala par exemple, attirent sur un petit peuple l’attention du monde entier, ils ont du moins cette abondance de publications de toute sorte qui montre

  1. Sur cette altération graduelle et cet appauvrissement progressif de la plupart des langues celtiques, voyez un instructif et intéressant opuscule : les Celtes au dix-neuvième siècle, par Charles de Gaulle ; Paris 1865.