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gination. La conduite ferme et digne des artistes dans les épreuves que nous venons de traverser, leur courage sans ostentation, leur discipline à tous les momens de la lutte, pourraient être cités comme des exemples bien propres à démentir un semblable préjugé ; mais, pour ne parler que de Regnault, c’est en recourant à son propre témoignage, c’est en rapprochant de ses actions l’expression de ses pensées mêmes, qu’on aura le secret de son dévoûment, qu’on en reconnaîtra les vrais principes et le mobile. Quelques notes de sa main, découvertes il y a peu de jours, et que l’on a bien voulu nous communiquer, en apprendront plus à cet égard, et avec une autorité bien autre, que toutes les explications après coup et les commentaires. Ces notes portent la date du 15 janvier 1871 : elles ont donc été jetées sur le papier par Regnault quatre jours avant celui qui devait être pour lui le dernier.

« Nous avons, écrivait-il, perdu des hommes, et beaucoup ; il faut en refaire, et les faire meilleurs et plus forts. La leçon doit nous servir, ne nous laissons plus amollir désormais… Que chaque citoyen donne l’exemple : la vie pour soi seul n’est plus permise, l’égoïsme doit fuir et emporter avec lui cette fatale manie de mépriser ce qui est honnête et bon. Hier encore, il était d’usage de ne croire à rien, ou de ne croire qu’à l’immoralité, aux droits de toutes les passions mauvaises… Aujourd’hui la république… nous commande à tous une vie pure, honorable, sérieuse. Tous, nous devons payer à la patrie le tribut de notre corps et de notre âme. Le bien que l’une et l’autre peuvent produire, nous devons le lui offrir sans réserve… »

Henri Regnault a rigoureusement rempli lui-même le devoir qu’il traçait aux autres. Il a cru tout entier, il s’est dévoué « de corps et d’âme » au patriotisme et à l’honneur ; il a tout sacrifié à ce double sentiment, avenir, gloire certaine, bonheur prochain auprès de celle qu’il aimait. Quelques regrets que puisse inspirer la perte prématurée d’un pareil artiste et d’un pareil homme, la générosité même d’une mort en si parfaite conformité avec la vie qu’elle couronne doit tempérer l’amertume de ces regrets. Heureux ceux qui, comme Henri Regnault, ne laissent après eux que des souvenirs sans mélange, et dont la mémoire se conserve dans le cœur de chacun comme un touchant exemple des nobles passions et des devoirs bien pratiqués, comme un témoignage du bon emploi en toutes choses de la jeunesse, du talent et de la volonté !

Henri Delaborde.