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une trentaine de lieues de Paris. C’était là un indice de ce qu’aurait pu faire l’armée de Bourbaki, si elle avait suivi cette voie, que lui traçaient la nature et le bon sens.

Nous avons terminé le récit des efforts de la province depuis l’investissement de Paris. Personne ne peut sans émotion repasser ces événemens terribles, où la France a montré tant de magnanimité et de résolution. Il est nouveau, dans l’histoire de l’Europe, qu’un peuple privé de toutes ses armées régulières ait fait ainsi surgir de terre des forces en état de tenir campagne et de disputer le terrain à des armées merveilleusement organisées. On peut le dire sans hésitation, l’effort de la France en 1870 et en 1871 laisse de beaucoup derrière lui l’effort de nos aïeux de 1792. Au lendemain de Sedan et de Metz, nous étions sans officiers, sans soldats exercés, sans canons, sans fusils, sans vêtemens : tous ces moyens nous manquèrent dans une large mesure pendant le reste de la campagne. Tous les fléaux physiques furent contre nous : une sécheresse excessive, qui nous priva de fourrage, parfois même de viande ; un froid rigoureux, qui ne se rencontre qu’une fois par siècle ; des épidémies varioliques, qui sévirent cette année plus que jamais auparavant. Nos armées dénuées de tout, délabrées, déguenillées, affamées, presque toujours battues, soutinrent la lutte pendant quatre mois, revenant sans cesse à la charge, couchant à la belle étoile par un froid de 10 et de 14 degrés, marchant sans souliers, combattant souvent avec de mauvais fusils que toutes les nations avaient mis depuis longtemps au rebut. Quelle que fût l’inégalité des situations, nous avions encore, même après Sedan, même après Metz, même après Orléans, l’espérance du succès ; mais la fatalité et la légèreté de notre caractère national avaient mis à notre tête, dans ce terrible moment de crise, un gouvernement sans expérience et une administration complètement novice. Nos ressources ont été disséminées et gaspillées. Que faut-il conclure de ces douloureuses épreuves ? C’est que, dans un siècle aussi sérieux et aussi scientifique que le nôtre, l’on doit préparer longtemps à l’avance et avec toutes les ressources de la science les élémens d’une bonne armée. Nous savons désormais les exigences de la guerre, nous connaissons l’étendue de nos moyens ; il dépendra de nous à l’avenir d’éviter les fautes passées et de profiter de l’expérience acquise : cette guerre aura été pour nous moins une humiliation qu’une école.

Paul Leroy-Beaulieu.