Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plet du militarisme prussien est un coup terrible porté au progrès des institutions libérales en Europe et surtout en Allemagne, comme à l’indépendance des états allemands et étrangers. Qu’est-ce autre chose en effet que le despotisme et la guerre toujours en action ou toujours menaçante ? La guerre surtout est en quelque sorte l’élément vital du césarisme ; fondé par elle, nourri par elle, il est entraîné par une force irrésistible, d’une guerre à une autre, d’une conquête à une autre. Ce qui l’élève est en même temps ce qui le perd ; les victimes qu’il a faites finissent par se réunir contre lui et par l’écraser. Napoléon, cet infatigable conquérant, a trouvé la ruine au bout de tant de guerres qu’il ne cherchait pas, disait-il, mais auxquelles il prétendait être contraint. L’empereur Guillaume, qui prétend, lui aussi, subir cette sorte de contrainte, a-t-il médité sur cette fatalité qui s’attache au césarisme ? Sans doute il opposera à ces entraînemens une fin de non-recevoir ; il protestera hautement de ses intentions pacifiques. Par malheur, les faits parlent plus haut que toutes les protestations. Le nouvel empereur écrivait naguère à la chambre des députés de Berlin, en réponse à une adresse de félicitations envoyée par cette assemblée, que, après avoir accepté l’offre de la dignité impériale à lui faite par les princes et les villes libres de l’Allemagne, il priait Dieu qu’il lui fût accordé, à lui et à ses successeurs, de faire de ce nouvel empire un empire florissant, fort, un empire de paix. Un empire de paix ! voilà un rapprochement malheureux entre Guillaume de Hohenzollern et Louis-Napoléon Bonaparte. C’est un empire de paix qui nous fut promis à Bordeaux en 1852, et la France sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur cette paix impériale. Et c’est du sein des horreurs du carnage, au lendemain du bombardement de Paris, que l’empire prusso-allemand, fondé en moins de dix ans par trois guerres consécutives d’une atrocité et d’une injustice croissantes, vient s’annoncer comme un empire de paix ! En vérité, l’ironie est trop forte ; l’Europe n’a pas besoin d’attendre les événemens pour la juger ; elle n’a qu’une chose à faire : se tenir sur ses gardes et préparer sa défense. La défense ! tel est aussi le mot qui doit préoccuper désormais la France en présence des formidables moyens d’attaque qu’une incurie criminelle a laissé déployer contre nous à l’improviste, et par lesquels nous étions pour ainsi dire vaincus avant même d’avoir combattu.

Léon Feer.