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de ses publicistes le plus équitable, le plus modéré, le plus pacifique de l’Europe, de nous ramener aux dévastations et aux massacres de la guerre de trente ans. Si quelque grand écrivain de race germanique entreprend un jour de raconter au monde les exploits de ses compatriotes, il ne sera pas médiocrement embarrassé de mettre d’accord leurs théories et leurs actes, de concilier leurs prétentions à l’humanité avec leurs outrages à la civilisation. Un Goethe même n’y suffirait pas. Disons tout de suite qu’il ne l’essaierait certainement point. Le plus libre esprit de l’Allemagne, le plus indépendant de tout préjugé national, le plus humain et le plus civilisé n’aurait jamais consenti à écrire le récit de la campagne de France en 1792, s’il avait dû y retracer les horreurs qui se commettent aujourd’hui sur un si grand nombre de points de notre territoire. Déjà, il y a quatre-vingts ans, la guerre lui paraissait terrible ; il en maudissait les auteurs, il en plaignait les victimes, il essayait d’en adoucir les maux. Que dirait-il aujourd’hui, s’il était forcé, par l’exemple de ce qui se passe sous nos yeux, de reconnaître que ni le progrès des sciences sociales, ni le développement de la culture intellectuelle n’améliorent les hommes, et que les plus cultivés ne se servent de leur savoir que pour rendre la guerre plus meurtrière et plus impitoyable ? Il n’est pas sans intérêt de rappeler à l’Allemagne du présent, aux organisateurs du pillage méthodique, aux théoriciens de la conquête et de la spoliation, avec quel sentiment d’humanité, avec quelle noblesse d’âme, le plus grand écrivain de leur pays, amené comme eux par l’invasion sur le sol de la France, ne cesse de parler de nous. On verra également par son récit que, si nos pères ont beaucoup souffert, nous souffrons infiniment plus qu’eux. C’est encore le même ennemi qui nous attaque, mais cette fois en nombre beaucoup plus grand, avec des moyens de destruction plus puissans, et surtout avec une fureur, une opiniâtreté de haine que ne connaissaient pas les soldats du duc de Brunswick.


I.

L’armée de la coalition, composée d’Autrichiens, de Prussiens et de plusieurs corps d’émigrés, venait de franchir la frontière française, lorsque Goethe la rejoignit, le 27 août 1792, au camp de Rocourt, à deux lieues de la petite ville de Longwy, qui avait été bombardée et occupée par les alliés. Le poète se rendait à l’appel de son prince et de son ami, le grand-duc de Saxe-Weimar, qui commandait un régiment au service de Prusse. Il n’apportait dans cette campagne aucun sentiment hostile à la France, aucune de ces