Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lûmes alors le faire parler, lui demandant s’il avait faim. — Non, je n’ai pas faim ; j’avais soif, voilà tout. Quand on a vu ce que j’ai vu, on n’a pas faim. Des chefs qui étaient au café ou dans leur chambre, en pantoufles, tandis qu’on nous attaquait ! Ma pauvre batterie enlevée, les chevaux hachés, les camarades morts ! Où suis-je ici ? — À quelques pas de la Belgique ; la Belgique est là, nous y allons, venez. — Moi ? Non, dit-il ; pourquoi irais-je en Belgique ? Est-ce que je suis Belge ? D’ailleurs je n’ai pas fini. Avez-vous entendu tout à l’heure deux coups de feu dans le bois ?… Eh bien ! c’était moi. J’ai descendu deux uhlans, un chef et un homme. L’homme avait une carabine ; comme il ne me reste plus de cartouches, je me disais : Je vais prendre les siennes ; mais voilà, le calibre n’est pas le même ; ses cartouches ne sont bonnes à rien. Enfin tant pis, mon arme est chargée. Il me reste encore un coup à tirer ; je vais le tirer. — Vous allez retourner dans le bois ? C’est de la folie ; on vous tuera. — C’est bien possible ; seulement avant cela j’en ai encore un à tuer, et je vais le tuer. Bonjour, messieurs ! — Et l’artilleur, froid, résolu, rentra dans le bois, où il disparut, sa carabine sur l’épaule.

Voilà de quels hommes notre armée était faite, de quels hommes était composée cette troupe qu’on livrait prisonnière à l’ennemi ! Les Belges avaient vu depuis le matin beaucoup de nos soldats, de ces pauvres petits fermiers, ignorans et braves, retourner sur leurs pas du côté des Prussiens, du côté du danger, plutôt que de laisser aux mains des chasseurs ou des douaniers le fusil qu’on leur réclamait à la frontière. Il y avait de ces âmes parmi ces morts, il y avait de ces héros inconnus parmi les 80,000 hommes que la capitulation exigée du général Wimpfen livrait au roi de Prusse. Et je ne pouvais m’empêcher de comparer cet humble et fier soldat, cet artilleur dont j’ignore le nom, qui protestait ainsi en gardant son arme, en brûlant sa dernière cartouche, en faisant jusqu’au bout son devoir, au souverain qui rendait son armée.

Les Prussiens allaient d’ailleurs en rencontrer plus d’un de ces intrépides citoyens, de ces soldats prêts à défendre le sol à outrance, à sauver l’intégrité morale du pays, sa liberté, son indépendance, son honneur surtout ; ils les allaient rencontrer dans la France entière, — dans la France soulevée et résolue à vaincre, à Châteaudun, à Coulmiers, à Artenay, partout, et derrière les murailles de ce Paris où ils se vantaient d’entrer en poussant la porte du pied, mais où le patriotisme des habitans et la bravoure d’une armée improvisée les retiennent stupéfaits depuis plus de trois mois.

Jules Clarette.