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avec les mitrailleuses défoncées sans avoir pu faire une seule décharge [1], avec les shakos, les épées, les tambours crevés, les instrumens de musique, les livrets des soldats, et ces pauvres lettres, tombées de la poitrine d’un mort ou de son sac, et que le vent balayait comme des feuilles mortes, ou que retenait à terre une flaque de boue ou une flaque de sang.

Le soir venait. Le ciel prenait cette teinte mélancolique du crépuscule. J’étais écœuré, brisé par les émotions d’un tel spectacle. Je jetai sur les bois de bouleaux, où l’ombre n’empêchait pas encore de voir des cadavres entassés à perte de vue, un regard d’adieu. Du côté de Sedan, le soleil couchant donnait à la Meuse un reflet rougeâtre. On entendait encore des détonations, le bruit d’un chassepot qu’on ramassait et qu’on déchargeait en l’air, ou le dernier coup d’un blessé, d’un vaincu qui ne voulait pas reconnaître sa défaite. Nous redescendions lentement vers Givonne. Soudain sur le plateau nous aperçûmes, se détachant sur le ciel pâle, le cortège insolent des généraux vainqueurs : le roi, le prince royal, M. de Bismarck, et derrière eux, impassibles sur leurs chevaux comme des colosses de granit, les fameux cuirassiers blancs, épée en main et casque en tête. Le roi venait de s’entretenir avec l’empereur, son prisonnier ; maintenant il passait, inspectant le champ de bataille. Le cou de son cheval, qui se détournait pour flairer des cadavres, avait ce mouvement de corps et ce gonflement de naseaux peints par Delacroix dans l’Entrée des croisés à Constantinople. Le vieux roi, immobile, droit et solide sur sa selle, regardait sans qu’un muscle bougeât dans son visage rouge. Je n’ai jamais mieux compris de quelle haine on doit haïr ceux qui s’appellent les conquérans, je n’ai jamais senti bouillonner plus sourdement en moi les idées de révolte contre la force que sur ce champ de carnage, devant ces morts sublimes et à deux pas de ce roi qui passait silencieux et religieusement satisfait de son œuvre, tandis que son ministre, botté et casqué, souriait.

C’était là l’émotion dernière. Il fallait partir. Je n’eusse pu supporter, me semblait-il, une autre douleur. Une douleur nouvelle m’attendait pourtant. Il nous fallut traverser le camp prussien, les rangs de ces soldats qui riaient, campaient sous nos tentes, chamarraient leurs poitrines de médailles d’Italie, de Chine ou du Mexique, et de croix d’honneur ramassées sur nos morts. Nous n’avions pas franchi le camp, laissé derrière nous cette innombrable armée, que tout à coup du fond de la vallée, puis de ces coteaux noirs de troupes,

  1. J’en ai vu entre les mains de l’ennemi de toutes neuves, étincelantes, n’ayant point tiré.