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de tous ceux que j’ai interrogés, Bavarois ou Prussiens, était : « Nous allons retourner au logis, revoir nos enfans ! » Ils ne cachaient point leurs sentimens et les exprimaient tout haut, bruyamment. Quelques-uns, à l’idée du retour, se mettaient à danser d’un pas lourd ; mais l’armée allemande comptait sans l’ambition de ses chefs.

Après Givonne, un coteau s’élève qui mène par une pente douce à un plateau de terres labourées et cultivées ; c’est là que cette bataille formidable commencée à La Moncelle s’était terminée. À La Moncelle, nos troupes avaient fait des Bavarois un véritable carnage. De ce côté au contraire, les canons ennemis avaient labouré et enfoncé nos rangs. On retrouvait, en déchiffrant les numéros des régimens sur les képis des morts, la place où les nôtres avaient combattu. Des boulets avaient couché, emporté par files des soldats du 1er régiment de ligne, des zouaves, des chasseurs à pied, des soldats d’infanterie de marine. Les malheureux, dans ces positions tourmentées que donne la mort soudaine, étaient étendus côte à côte ou par petits tas sanglans, abattus dans des sillons, tombés dans des fossés, morts sur des plans de betterave, presque tous, chose à noter, avec des scapulaires sur la poitrine. Le vent, au bout de leur cordonnet de soie, faisait voltiger ces scapulaires sur les morts comme des papillons funèbres. Nous avions, dans cette dernière journée, subi des pertes plus considérables que l’ennemi, tandis que, même à Mouzon et à Garignan, vainqueur, il ne nous avait fait reculer qu’à prix d’hommes. Nos morts, gardant encore, mais glacée et muette, l’attitude de la vie, les uns foudroyés tandis qu’ils épaulaient leur fusil, les autres tombés et restés à genoux, quelques-uns égorgés en repoussant l’arme qui les allait frapper, nos pauvres morts semblaient, par l’expression fièrement résolue de leurs visages, protester contre la défaite de la France et le triomphe de l’étranger. Je revois encore et n’oublierai jamais un coin sanglant de ce champ de bataille : c’était un petit ravin de terre poudreuse à teinte de brique, derrière la crête duquel s’étaient abrités nos chasseurs à pied, placés en tirailleurs. Les Prussiens les avaient abordés en cet endroit à l’arme blanche ; on s’était battu corps à corps, et nul n’avait reculé. Tous, frappés par-devant, faisant face à la mort, étaient tombés dans le ravin, chaque mourant entraînant avec lui, de ses mains crispées, un ennemi. Des soldats allemands et français semblaient s’embrasser dans le trépas après s’être enferrés les uns les autres. Au fond de ce ravin, dans la terre rouge, un tas de cadavres gisaient dans des poses étranges et terribles. Sur cet amas lugubre de corps, un beau et fier jeune homme, un Français, presque imberbe, portant encore son uniforme de Saint-