Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/66

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lambeaux de drap, de linge et de charpie. Je n’oublierai jamais l’aspect désolé, si bien fait pour navrer une âme française, qu’offraient ce petit village de La Chapelle, cette grande rue en pente tout encombrée de débris, ces maisons aux toits enfoncés, aux volets brisés et arrachés de leurs gonds, ces portes jetées bas, ces fenêtres aux vitres cassées, cette église trouée de boulets, ces uniformes en loques jetés pêle-mêle au ruisseau avec des fusils inutiles, des sabres tordus, des épaulettes effiloquées. La voiture criblée de balles d’une cantinière occupait le milieu de la rue, et un petit drapeau tricolore flottait encore près du siège, portant le numéro du régiment. Non loin de là, un humble casque cuivré de pompier de village attira mes regards. Une balle l’avait troué par-devant, et on voyait encore sur la visière du sang de quelque brave homme du pays, laboureur ou fermier, qui, l’heure du danger venue, avait simplement fait son devoir. Des femmes, des paysannes, erraient à travers les rues, arrachant et emportant quelque débris de ce qui avait été le bien-être du foyer.

Il y avait entre les deux armées un commencement de suspension d’armes. Un officier prussien nous apprit que la place de Sedan, menacée d’un bombardement, s’était rendue. La garnison entière se trouvait prisonnière. Quel événement ! Qui pouvait y croire ? Cette armée de Châlons, que j’avais vue naguère marcher au feu avec tant de confiance, appartenait maintenant à l’ennemi ! Je croyais à une fanfaronnade de l’officier ; celui-ci venait au surplus de nous apprendre en termes polis qu’ayant franchi les lignes prussiennes, nous étions, nous aussi, considérés comme prisonniers.

L’entretien avait lieu devant une auberge dont l’enseigne, grinçant sur sa tringle, portait ces mots : Au Cheval blanc. Il sortait de l’auberge un bruit de verres et d’assiettes. Des soldats y déjeunaient sans doute. Un gros homme à favoris gris, d’aspect débonnaire, vêtu d’une longue capote noire à boutons de cuivre lisse, parut sur le seuil de la porte, et, s’accoudant à la grille du perron, nous interrogea un moment. Il portait une casquette d’officier-général. Tout en souriant, il nous confirma cette vérité, que nous étions prisonniers de guerre. — Mais, rassurez-vous, ajouta-t-il, il est probable qu’un armistice sera signé avant ce soir ; vous pourrez alors, je crois, retourner en Belgique. En attendant, allez et venez sur le champ de bataille, mettez-vous à la disposition des ambulances et rendez-vous utiles. — Il rentra dans l’auberge, et nous n’avions point fait dix pas dans le village qu’il reparut sur le perron et nous appela de loin. — Messieurs, dit-il, vous êtes ici au quartier-général du prince Albrecht, et son altesse royale désire vous parler.

Il y a dans l’armée prussienne et dans la famille royale de Prusse deux princes Albrecht, le père et le fils. Le fils est colonel de dra-