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canon retentissaient encore, protégeant la retraite et envoyant à l’ennemi une dernière menace avec un dernier boulet. Ceux des nôtres qui avaient pu franchir les lignes prussiennes, échapper à la cavalerie et aux obus, se répandaient par groupes égarés dans les villages de Belgique voisins de la frontière, à Paliseul ou à Bouillon. Des officiers, des soldats, frappaient aux portes des maisons, harassés, demandant un asile. À Bouillon, l’hôtel où devait s’arrêter deux jours après l’empereur était envahi, encombré. Des officiers de dragons s’entretenaient dans la salle commune des événemens de la journée avec le prince Metscherski en uniforme de capitaine russe. Sur une table, un secrétaire de la légation française à Bruxelles rédigeait un compte-rendu de la bataille ; il télégraphiait à Paris que l’aile droite de notre année avait légèrement plié, mais que l’aile gauche était complètement victorieuse. Paris a toujours été renseigné de la sorte.

Au loin, dans la nuit, de sinistres rougeurs s’élevaient à l’horizon ; c’étaient, sur la lisière des Ardennes, des villages ou des fermes qui brûlaient, et rien ne faisait mieux sentir l’horreur de la guerre que ces terribles incendies qui éclataient sur tant de points à la fois. De minuit à six heures du matin, les convois de blessés sillonnèrent les rues de la petite ville ; on recueillait ces malheureux partout, à l’hôpital, dans les cafés, dans les couvens des sœurs de charité, au collège, dans les maisons particulières. Le bourgmestre et les notables de Bouillon avaient sur-le-champ mis une somme considérable à la disposition de nos pauvres soldats. Il y avait parmi les blessés deux officiers prussiens. Lorsqu’on voulut les désarmer, selon le droit des pays neutres, ils mirent la main sur leur épée et refusèrent de la livrer. À la nuit tombante, une escouade de francs-tireurs parisiens de la légion Laffont-Mocquard s’était réfugiée sur le territoire belge, poursuivie par un escadron de hussards de la reine. Le capitaine belge qui gardait de ce côté la frontière agita aussitôt son mouchoir au bout de son sabre. Le chef d’escadron prussien, un jeune homme, accourait, le sabre haut et le visage enflammé, sur les fuyards. — Ces messieurs ne sont plus à vous, dit le capitaine belge, ils sont maintenant sous la protection de la Belgique. — Ironique, l’air hautain, le cavalier prussien, — j’ai su depuis qu’il s’appelait M. de Vandergreuben, — fit signe à ses hussards de s’arrêter, tira sa carte géographique, vérifia froidement si la ligne frontière était réellement franchie, puis, repliant sa carte, salua l’officier belge sans dire un mot, et repartit au galop, suivi de ses soldats, vers la France. À quelques pas, au tournant d’un chemin, un tirailleur français, qui guettait depuis un moment ce bel officier à l’uniforme rouge, l’étendit raide d’une balle à la tempe.

Après les émotions d’une telle journée, il nous avait été impos-