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que les premiers. Les masses noires des Prussiens apparaissent partout, poussant leurs hurrahs sauvages[1], agitant leurs fusils, attaquant de face, de flanc, de toutes parts cette intrépide armée qui ne recule pas, qui lutte, qui espère encore.

Les heures passent dans cette résistance formidable et héroïque ; mais le cercle de feu, de plus en plus meurtrier, de plus en plus nourri, se resserre autour de nos soldats. La mort est partout, l’artillerie prussienne, d’une portée terrible, prend position sur tous les points. Les boulets pleuvent dans les rangs français, et nos soldats aperçoivent à peine les batteries qui les écrasent. Ils se jettent à la baïonnette sur les collines d’où vient la mort ; l’artillerie les abat avant qu’ils aient abordé les artilleurs. Onze cents pièces de canon foudroient à la fois de loin ces braves, habitués au combat à l’arme blanche ; 300,000 hommes les entourent, les repoussent, les fusillent du fond des bois et du haut des coteaux. Alors l’armée, la malheureuse armée française, devant cette ceinture de fer, de feu, de balles et de mitraille, recule, redescend et s’enfonce dans cet entonnoir de Sedan, entouré maintenant d’une crête de batteries tonnantes.

Nos soldats essaient d’abord de percer, de trouer les lignes prussiennes ; ils s’échappent et se fraient un passage par La Chapelle, par les bois de l’Ardenne, par la route ouverte de la Belgique. La cavalerie, les hussards de la mort, sortent des bois et les repoussent ou les sabrent. Ils se jettent vers Sedan, pressés dans les taillis, et les batteries prussiennes, du haut des coteaux de Givonne, mitraillent les sentiers et hachent à la fois les branches et les hommes. Devant ce nombre immense, devant ces milliers de canons, devant ce déploiement épouvantable de force brutale, nos troupes décidées à résister, à disputer encore leur drapeau et leur existence à cette masse ennemie, mais écrasées, réduites à l’impuissance, rentrent, laissant leurs morts, généraux, officiers, soldats, sur ces coteaux de l’Ardenne, et 80,000 hommes vont s’enfermer, s’entasser dans ces murs désormais si tristement célèbres de Sedan.

II.

Le jour finissait. On n’entendait plus dans les campagnes, où tombait lentement le crépuscule, que les détonations dernières, les secousses et comme les suprêmes soupirs de l’armée. Des coups de

  1. C’est leur tactique réglementaire. Après avoir, à 3 ou 400 pas de l’ennemi, exécuté plusieurs feux de salves, ils font un feu rapide, le feu à volonté (Schnell-feuer) et poussent ces cris de hurrahs qui doivent ressembler à ceux dont les Germains accompagnaient, dit Tacite, leurs bardits antiques. Cette race est identique à elle-même à travers les âges.