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marche vers un point stratégique, qui, selon toute probabilité, serait ou Grand-Pré ou Valmy. Nous sommes assez fatalistes en France, et pour la seconde fois on inclinait, comme au temps de Dumouriez, à faire des défilés de l’Argonne les Thermopyles françaises. Sans nul doute, puisqu’on abandonnait un terrain depuis si longtemps étudié, puisqu’on se décidait à rejoindre Bazaine, vainqueur à Gravelotte, mais enfermé dans le cercle même de sa victoire, il semblait certain qu’on marcherait droit à lui par Verdun, Manheulle et Gorze, et le bruit se répandait même que notre avant-garde s’était déjà portée sur Sainte-Ménéhould.

C’est de ce côté qu’il fallait essayer d’opérer la jonction avec Bazaine pour dégager l’armée de Metz, qui se débattait à Mars-la-Tour, à Bézonville et à Saint-Privat. Si les renseignemens étaient exacts, on ne pouvait trop se hâter. Un garde mobile parisien, venu de Metz seul, à cheval, après avoir traversé les lignes prussiennes, apportait au camp de Châlons la nouvelle que Bazaine manquait déjà de munitions. Trente wagons contenant chacun un million de cartouches, expédiées à Montmédy et destinées au maréchal, ne pouvaient aller plus loin ; une partie de l’armée du prince Frédéric-Charles occupait Briey et remontait déjà vers la frontière de Belgique. Le succès d’un mouvement vers Metz dépendait surtout de la rapidité de l’exécution. Il fallait se décider à tenir tête au prince royal, qui arrivait par la vallée de l’Aube ; il fallait lui disputer le passage avec Paris derrière soi, ou bien, par une marche en quelque sorte foudroyante, il fallait aller droit à Frédéric-Charles et l’attaquer par derrière, tandis que nos troupes repliées sous Metz l’aborderaient de front dans un combat à outrance. Les jours, les heures, en un pareil moment, étaient des siècles, et les heures s’écoulaient, les jours passaient sans qu’on prît une décision. Enfin un matin, le 23 août, par un temps pluvieux et triste, l’armée du camp de Châlons, les 120,000 hommes de Mac-Mahon, quittèrent Reims dans le petit jour frileux et bleuâtre d’une atmosphère humide. Ils marchaient lentement sous l’ondée et dans la boue, les drapeaux dans leurs gaines noires, les étendards des ambulances retombant mouillés le long des hampes, les mitrailleuses enveloppées de leurs espèces de muselières ou de masques de cuir, et cette armée, se déroulant le long des routes, entendait la sonnerie lugubre des cloches de Notre-Dame de Reims, qui leur envoyait à travers la pluie je ne sais quel funèbre adieu.

Nul ne doutait que nos soldats ne fussent dirigés sur Varennes ou Verdun. Comment s’imaginer qu’une masse d’hommes aussi considérable irait, comme de gaîté de cœur, s’engager dans ce difficile passage, dans cette sorte de couloir demeuré libre entre l’armée prussienne et la Belgique ? Aller là, c’était s’exposer aux dangers