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sur une table de bronze, table qui sera placée à côté de celle qui contient le jugement rendu contre Phrynichos. » Phrynichos était un autre des chefs de la faction aristocratique et du conseil des quatre cents ; il avait accompagné Antiphon à Sparte dans cette ambassade qui avait pour but d’admettre dans le Pirée la flotte lacédémonienne. À son retour, il avait été tué par un jeune soldat athénien, et après enquête le jury avait approuvé ce meurtre et flétri la mémoire de Phrynichos par un arrêt qui devait être rédigé à peu près dans les mêmes termes que la sentence rendue contre Archéptolème et Antiphon.

Avec son caractère et son tour d’esprit, Antiphon ne dut pas s’émouvoir beaucoup des peines accessoires que cette sentence prétendait ajouter pour lui à la rigueur du dernier supplice. Antiphon devait être élève des sophistes en matière de morale aussi bien que d’art, et se rattacher à l’école sceptique. L’œuvre de Thucydide, dont les relations avec Antiphon ne sont pas douteuses, nous fournit aussi quelques indices ; il en ressort que, dans le groupe auquel appartenait l’orateur, on ne partageait pas les croyances et les craintes religieuses du peuple athénien ; on y était aussi dégagé que possible de sentimens que l’on traitait de préjugés. Pour conquérir la puissance, Antiphon avait fait un effort hardi et vigoureux ; la tentative avait échoué par la faute des circonstances ; il avait perdu la partie ; en beau joueur, il était prêt à en payer l’enjeu. Que lui importait-il que sa cendre fût jetée au vent ? Il ne croyait pas aux fables des enfers et aux mânes exilés des sombres bords pour n’avoir pas reçu les derniers honneurs. Ne s’est-il pas moqué, dans une phrase que nous a conservée Stobée, de ces gens « qui ne vivent pas la vie présente, mais qui se préparent à grand’peine, comme s’ils avaient à vivre une autre vie, et non la vie présente ; en attendant, le temps leur échappe et fuit[1]. » Quant à la note d’infamie que les démocrates athéniens prétendaient attacher à sa mémoire, il les méprisait trop pour s’inquiéter de ce que diraient de lui, après sa mort, ceux dont il n’avait jamais, pendant sa longue vie, cherché à gagner l’estime et les sympathies. Si la pensée de l’avenir pouvait le toucher, n’aurait-il pas, pour protester contre ces anathèmes gravés sur le bronze, le fidèle souvenir de ces « gens de goût » dont ! e poète Agathon s’était fait l’interprète au moment même où les autres prononçaient leur arrêt ? N’aurait-il pas surtout cet élève, cet ami dont il avait dû apprécier l’un des premiers le rare mérite, ce Thucydide qui, dans son exil, les yeux fixés sur Athènes, écrivait l’histoire de ses luttes militaires et civiles ? Certes Thucydide, quand il raconterait cette révolution si habilement conduite, ne

  1. Fragment 125.