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que s’était déjà aliénées sa famille. En effet, il ne s’était pas contenté d’enseigner la rhétorique, comme Tisias ou Gorgias ; il avait le premier donné l’exemple d’écrire à prix d’argent des discours pour ceux qui avaient à paraître en justice, et qui ne se sentaient point capables de rédiger eux-mêmes le plaidoyer qu’ils devaient prononcer. Le plaideur apprenait par cœur la harangue qu’il avait achetée, et la récitait de son mieux en tâchant de faire croire qu’il en était l’auteur. Il y avait là une sorte de tricherie que les Athéniens toléraient, tout en éprouvant quelque déplaisir de ne pouvoir faire autrement : c’était un moyen d’éluder la loi qui exigeait que tout Athénien comparût en personne et exposât lui-même son affaire, c’était une fraude qui exposait les juges à se voir trompés par les secrètes habiletés et l’art subtil du rhéteur, caché derrière le plaideur, simple bourgeois ou paysan que l’on était disposé à écouter sans défiance. Le jury athénien sentait là un piège tendu à sa bonne foi ; il en voulait à ceux qui, en faisant métier et marchandise de la parole, le forçaient à se mettre toujours en garde contre des surprises dont souffriraient l’équité et le bon droit. Déjà mal vu comme sophiste et rhéteur, Antiphon s’était rendu plus suspect encore en créant à Athènes cette nouvelle et profitable industrie du logographe ou fabricant de discours. Ce n’était pas, comme plus tard Isocrate, une invincible timidité qui l’avait écarté de la tribune da Pnyx et empêché d’être, tant que dura le régime démocratique, un orateur, un homme public : il ne donna, dans la dernière partie de sa carrière, que trop de preuves d’une décision et d’une énergie qui ne reculait même pas devant le crime. Non, ce qui l’avait tenu à l’écart, ce qui l’avait réduit, jusqu’au jour où ses amis s’emparèrent violemment du pouvoir, à n’être qu’une sorte d’homme d’état consultant, chef occulte d’un parti de conspirateurs, c’étaient les craintes et l’antipathie qu’il inspirait.

On ne l’aimait donc pas, mais on n’en avait qu’une plus haute idée, des ressources de son art et de son talent. Les méfiances qui lui avaient fermé le Pnyx et les tribunaux avaient privé le public des moyens de l’entendre ; ce privilège n’avait été accordé qu’à ses élèves et à ses amis politiques. Sans doute, depuis qu’il avait assumé la direction de l’intrigue oligarchique, Antiphon avait dû plus d’une fois prendre la parole dans les réunions des conjurés et dans le conseil des quatre cents ; mais ce qui est certain, c’est que ce lettré, ce rhéteur, cet ennemi des institutions démocratiques n’avait jamais fait à ce peuple qu’il méprisait l’honneur de lui adresser la parole soit sur le Pnyx, soit dans un de ses tribunaux. La nécessité le contraignait enfin à sortir de ce silence dédaigneux ; on allait voir comment se tirerait d’affaire, maintenant que sa