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athéisme, de notre immoralité ; elle a dévotement fait couler la haine dans les âmes. Elle y a employé la religion et a fait du piétisme une arme de combat contre nous. Elle y a employé aussi la science ; ses professeurs se sont attachés à travestir notre révolution française et à dénaturer toute notre histoire pour nous rendre haïssables ; j’en connais qui ont altéré jusqu’à l’histoire romaine pour la remplir d’allusions contre nous. Toute science chez eux fut une arme contre la France. Ils inventèrent l’insoutenable théorie des races latines pour donner à leur ambition dynastique les faux dehors d’une querelle de races. Ils firent servir la philologie et l’ethnographie à démontrer que nos provinces les plus françaises étaient leur propriété légitime ; ils obligèrent la morale à enseigner que le fait accompli est sacré, que le succès est providentiel, et que par conséquent la force prime le droit. C’est ainsi que de longue date on préparait la Prusse à la guerre d’aujourd’hui ; on a fait d’elle à force d’éducation une nation haineuse.

Aussi n’est-ce pas une guerre comme une autre que celle qu’on nous fait aujourd’hui. Jusqu’à présent, il était admis par le droit public qu’un gouvernement combattît un autre gouvernement, qu’une armée cherchât à détruire ou à faire prisonnière une autre armée ; mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit maintenant. Il est arrivé en effet, pour notre épouvantable malheur et aussi pour la révélation de toute la haine prussienne, qu’au bout de six semaines de lutte notre gouvernement et notre armée ont disparu et se sont comme évanouis. Restait une nation, une population civile, les travailleurs de toutes les classes, qui ne connaissaient pas l’usage des armes, qui avaient toujours condamné la guerre et qui n’avaient jamais pensé qu’ils en auraient même le spectacle. À leur tête se trouvait un gouvernement nouveau, composé presque uniquement d’avocats et d’écrivains, et justement de ceux-là mêmes qui, six semaines auparavant, avaient énergiquement parlé contre la guerre. Cette nation et ce gouvernement demandèrent la paix. C’est là que la Prusse laissa tomber son masque. Elle mit à la paix des conditions inavouables, et elle commença aussitôt une lutte étrange, lutte contre une population civile, lutte contre un peuple qui n’avait pas d’armes, et qui dut en fabriquer à la hâte pour se défendre. La Prusse faisait la guerre non plus à un état, mais à une race, non plus à la France, mais à chaque Français ; elle se jetait sur nous comme à la curée ; il semblait qu’elle poursuivît notre sang dans chacune de nos veines. Les nations de l’Europe ne comprenaient rien au caractère horriblement nouveau de la guerre. Elles disaient : Si la Prusse veut l’Alsace et la Lorraine, que n’y installe-t-elle ses armées ? Qu’a-t-elle besoin de bombarder ou d’affamer Paris ? Qu’a-