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l’envahisseur. Les ministres prussiens ont pu trouver dans sa correspondance des pages bien instructives. Un jour, Louvois écrit en parlant des Belges : « Comme ce sont gens affectionnés à nos ennemis, il faut tirer d’eux tout le plus de choses que l’on pourra, pour, par ce moyen, les faire servir le roi malgré qu’ils en aient. » Un chef d’armée lui opposait les sentimens d’humanité et le droit des gens ; il répond : « Les gens qui discourent ainsi nous croient encore malades d’un mal dont on a été en effet fort entaché autrefois, c’est le qu’en dira-t-on. » Une autre fois un chef d’armée lui a écrit qu’il comptait traiter avec douceur les habitans ; Louvois réplique : « Cette province ne pouvant pas, après la paix, demeurer possession du roi, il faut en tirer tous les avantages imaginables sans se soucier de la bonne ou méchante humeur des habitans ; le roi trouve que leur argent vaut mieux que leurs bonnes grâces. » Nous n’affirmons pas que les Prussiens parlent et écrivent avec cette franchise ; mais nous savons qu’ils ne se soucient pas plus que Louvois du qu’en dira-t-on, et qu’ils calculent aussi bien que lui les profits que la guerre doit leur rapporter.

Quant au pillage et à l’incendie, ils rapportent peu ; mais ils sont d’excellens moyens de vengeance et d’intimidation. Louvois en usait volontiers. Un de ses généraux lui écrivait : « Tout le pays de Deux-Ponts est armé, et l’on tire sur nous de tous les buissons et à tous les passages ; » Louvois répond qu’il faut fusiller les paysans et brûler les villages « pour mettre ce peuple à la raison, » et il ajoute : « Tout le monde sait que les Français ne commettent des atrocités pareilles qu’à regret, mais ces paysans allemands nous obligent à les commettre. » Ainsi parlent les envahisseurs. Qui leur résiste est un rebelle : si quelqu’un est dans son tort, ce n’est pas celui qui fusille, c’est celui qui est fusillé ; le coupable, c’est le peuple envahi. Les Prussiens parlent-ils et agissent-ils autrement ? Si un paysan défend contre eux son champ et sa maison, ils le fusillent ; si un coup de feu part d’un village et que le coupable ne soit pas dénoncé, le village est livré aux flammes. Les Prussiens font ce que faisait Louvois, et la seule chose qui étonne, c’est qu’ils se croient dans leur droit. Ne leur dites pas que cela pouvait être toléré il y a deux siècles, ils ne savent pas que la morale ait fait des progrès depuis ce temps-là. N’alléguez pas que ces cruautés soulevaient la réprobation de la France elle-même, ils répondraient que la France ne connaissait rien au droit de la guerre. N’ajoutez pas que beaucoup d’officiers français refusaient d’exécuter les instructions de Louvois, et que par exemple celui qui avait l’ordre d’incendier le château et la ville de Heidelberg n’incendia que le château, qui était la propriété d’un souverain, et refusa d’incendier