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mande et l’ambition prussienne, que cette unité se faisait peu à peu, qu’elle se faisait par la paix et par la liberté, qu’elle se faisait sans vous et sans votre monarchie, et qu’il importait peu à cette unité qu’il y eût une couronne impériale sur votre tête. Laissez-les dire, il n’y a jusqu’à présent que les étrangers qui vous fassent ces objections ; les Allemands n’y pensent pas encore, et ils n’y penseront, s’il plaît à Dieu, que quand votre œuvre sera faite et le tour joué.

La politique d’envahissement, en revenant au jour, a donc dû prendre une allure et un langage modernes ; elle a dû parler comme on parle aujourd’hui. D’ailleurs les grands principes de notre temps se plient à son usage ; ce sont inventions dont elle profite, comme elle profite des inventions de la science ; les idées sur les droits des peuples lui sont aussi utiles que les canons Krüpp ; elle en tire une force merveilleuse. L’ambition de Louvois, qui ne prétendait pas servir l’intérêt d’un peuple, n’avait à sa disposition que des armées de 120,000 hommes. Celle de M. de Bismarck a toute une race et toute une génération d’hommes à sa discrétion. De ce qu’il parle de la nation allemande, il suit nécessairement qu’il n’y a pas un seul Allemand sur terre qui ne doive servir d’instrument à cette politique, qui ne soit obligé en conscience à tuer et à être tué pour elle, et qui ne soit tenu de devenir un conquérant et un envahisseur à la suite du roi de Prusse et du ministre prussien. L’ambition et l’usurpation ne sont plus réduites à se servir de simples armées ; elles se servent de populations entières.

Mais que dit de cela la morale ? car il ne se peut pas qu’elle ne parle un peu. Les rois ont une conscience comme les autres hommes. Louis XIV avait bien des scrupules lorsqu’il envoyait à la mort non pas un peuple contraint, mais quelques régimens de soldats volontaires ; à plus forte raison le roi de Prusse doit-il sentir une grande crainte et un grand serrement de cœur lorsqu’on lui dit qu’il faut mener à la guerre toute la jeunesse de l’Allemagne. La morale, dûment interrogée, habilement étudiée, scrutée dans tous ses recoins, ne fournit pas une réponse qui rassure ce cœur timoré. Par bonheur au-dessus de la morale il y a la piété, il y a le doigt de Dieu. Qu’on ne parle plus du droit ; la religion commande. La conquête et l’usurpation sont un dessein providentiel. Marchez donc devant vous, ô roi pieux, et ne vous inquiétez ni du sang ni des ruines ; c’est Dieu qui pille par vos mains et qui tue par vos canons. La dévotion est un bien doux oreiller pour la conscience.

Ainsi nous voilà en progrès, et Louvois est fort dépassé. Du reste on ne dédaigne aucun des moyens secondaires dont il a autrefois connu l’usage. Nous avons vu que Louvois, dans ses usurpations les