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REVUE DES DEUX MONDES.

I.

Il y a trois ans, un officier-général, plus préoccupé du sort de Rome que de celui de César, alarmé comme tant d’autres du terrible orage qu’il voyait se former à l’horizon, dévoilait dans un livre célèbre la décadence de l’esprit de discipline chez nos soldats et celle de l’esprit de responsabilité chez les officiers de tous grades, jusqu’aux plus élevés. Il dénonçait la tendance du gouvernement à favoriser les officiers agréables aux dépens des officiers fiers et instruits, à préférer le brillant au solide, ce qui conduisait en peu de temps à n’avoir au premier rang que des têtes infatuées et absolument vides, et au second rang que des cœurs jaloux ou insouciant. Il y a trois ans aussi, un habile ministre laissait entrevoir, avec les précautions que sa situation politique exigeait, la nécessité de prendre de promptes mesures de défense. Il démontrait l’insuffisance de nos cadres et de nos effectifs généraux, cherchait par l’institution de la garde nationale mobile à combler l’effrayant écart qui existait entre notre puissance militaire et celle de notre ennemi probable, et voulait par-dessus tout relever le niveau moral des défenseurs du pays, descendu aussi bas que possible, par un mode de recrutement qui n’amenait dans les rangs de l’armée que les fils des familles les plus misérables, les plus indifférentes à la sécurité et à l’honneur de la France. Dans le même temps, un homme d’état, auquel personne ne conteste la clairvoyance et l’ardent amour de la patrie, se séparait nettement de ses alliés politiques toutes les fois qu’il s’agissait de l’armée ; il affirmait qu’en vue de la crise ménagée à l’Europe par l’ambition prussienne, notre pays ne pouvait pas faire un plus utile et plus prudent emploi de son argent qu’en le consacrant à développer l’organisation de ses forces et à en compléter le matériel. Le général Trochu, le maréchal Niel et M. Thiers ont parlé à des sourds.

Pendant que la monarchie prussienne, mécontente du lot qui lui était échu en 1815, irritée du contre-coup humiliant que la révolution de 1848 lui avait fait subir à Berlin, travaillait sourdement et avec persévérance à perfectionner ses institutions militaires, à enseigner à ses troupes l’art de combattre les Français, à élever son peuple dans une haine farouche pour la France, — pendant que la Prusse préludait à l’exécution de ses desseins par l’écrasement du Danemark, puis par la ruine de l’Autriche, suivie de l’absorption violente des petits états du nord de l’Allemagne et de l’absorption moins brutale, mais tout aussi impérieuse, des états du sud, —